Thomas Burnett SWANN, Patrick MARCEL, André-François RUAUD
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
264pp - 15,00 €
Critique parue en mai 2006 dans Bifrost n° 42
Chez Swann, tout est faux, mais tout est vrai. Dans les notes qui introduisent les deux nouvelles du recueil, le petit maître méconnu de la fantasy américaine annonce la couleur. Pour composer l'Enéide, Virgile a déformé les mythes et l'histoire ; pour composer la Trilogie du Latium (réunissant les deux longues nouvelles du présent volume et le Phénix vert), Swann évacue toute volonté d'historicité et s'intéresse aux seuls mythes, qu'il a réinventés. De là découle un programme tout simple : l'imagination avant l'énumération des faits, la chronologie. Car, comme il dit encore : « La poésie et la fiction ont une vérité qui échappe à l'histoire, celle d'interpréter plutôt que d'enregistrer. » Le roman est d'abord une interprétation.
Celle-ci suppose un préalable : de bons interprètes. Les acteurs qui agitent le petit théâtre de Swann sont à cet égard très bien choisis : des figures archétypales, hésitant entre condition humaine et divine, entre l'arbre et la bête, entre nature et civilisation ; des silhouettes dont la forme définitive n'est pas arrêtée, dont le destin attend de s'accomplir. « Le Peuple de la mer », premier des deux récits qui nous sont ici proposés, met en scène les héros malheureux de la guerre de Troie. Enée, vaincu, a fui le sac de la ville avec son fils Ascagne, ils sont en quête d'un havre où planter le germe de la nouvelle Troie. Sa flotte s'échoue à Carthage, au royaume de Didon, une autre exilée. Carthage est aussi le domaine du roi éléphant Iarbas, lunatique comme pas deux. Enée aime Didon qui est aussi aimée de Iarbas ; amours impossibles qui s'achèveront pas la fuite du premier (Rome l'attend) et le sacrifice de la seconde. Dans « La Dame des abeilles », Enée et Ascagne sont passés à l'état de poussière et de souvenirs, on retrouve la dryade Mellone, déjà croisée dans Le Phénix vert (même cycle, même éditeur). Il est aussi question de faunes, de loups, d'une couronne convoitée et d'un roi sans couronne, ainsi que de célèbres jumeaux. Les jumeaux traînent un encombrant héritage, ils sont les princes déchus et cachés d'Albe la Longue. Ils rêvent de reconquête, de femmes accortes ou de créatures mythologiques aux seins blancs. On sait ce qu'il adviendra. Le récit raconte leurs hauts-faits et met en balance la difficile conciliation entre les désirs de pouvoir et la recherche d'une utopique harmonie pastorale.
Tout est faux donc, mais tout est vrai : ici tout est plus vivant, plus dépaysant que nature. À « Interprétation », le Larousse donne comme définition : « qui éclaircit le sens des choses ; qui fait connaître ou exprime une chose cachée. » Qu'exprime Swann sinon la longue et lente marche de l'humanité (de Charybde en Scylla) vers la civilisation ? L'individu s'émancipe du joug de la nature et des dieux pour tomber sous l'empire des passions humaines, trop humaines. Swann dit cette éternelle errance, cette quête d'un bonheur impossible, avec des mots qu'on ne retrouve nulle part ailleurs en fantasy contemporaine, toute préoccupée de manichéismes brutaux. De brutalité ou de violence, il est également question chez Swann ; mais tout est sublimé par la technique littéraire, les ruses d'un style (et d'une traduction) qui allie finesse et puissance d'évocation, sens de la fresque et science de la fesse. C'est charnel, chatoyant comme un été grec. Décidément, l'antiquité selon Swann, c'est épatant.