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Les critiques de Bifrost

La Danse des six lunes

La Danse des six lunes

Sheri S. TEPPER
J'AI LU
522pp - 18,00 €

Bifrost n° 26

Critique parue en avril 2002 dans Bifrost n° 26

Tentons d'être clair — et ce n'est pas gagné d'avance... Bon, allons-y : sur Newholme, une planète régie par un pouvoir religieux ultra-matriarcal, les séismes prennent depuis quelques temps une ampleur inquiétante. L'Inquisitrice, androïde dotée de conscience qui s'assure que les édits de Haraldson — visant à l'égalité des droits de toutes les races — sont respectés sur tous les mondes habités, a vent d'un problème social sur ce monde et y débarque par surprise, accompagnée de deux personnages danseurs recrutés dans la Maison de l'Histoire — organisme qui veille à la conservation des souvenirs de la Terre originelle. Son enquête commence, croisant le chemin d'un apprenti-Chevalier — sorte de gigolo que les femmes de Newholme peuvent s'offrir après dix ans de mariage pour peu qu'elles en aient les moyens. Avec lui, un travesti marin. La conjonction des six lunes approche, avec le risque qu'un monstre mythique, en couvaison sur Newholme, laisse éclore son œuf. Pourquoi est-il là ? Parce que l'entité qui gérait ce monde avant la colonisation a trop bon cœur et l'a recueilli sans penser que l'énergie générée par son accouchement détruirait la planète. Donc, tous les siècles, il convient de calmer le monstre afin de l'empêcher d'entendre ses enfants réclamer le droit de sortir de l'œuf. Normalement, il faut pour cela une danse rituelle. D'où un problème : il y a sur la planète une race que les colons appellent les Invisibles, et qui servent à tous les bas travaux sans avoir le droit de danser, alors que ce sont eux les danseurs sacrés. Sans parler des chorégraphes, qui ont été pourchassés, exterminés pour leur fourrure... Ajoutez à cela une première vague de colons, dont on ne sait pas ce qu'elle est devenue, et le fait que s'il avait pu être prouvé, avant la première colonisation, que la planète était déjà habitée par une forme de vie intelligente, ladite colonisation n'aurait pas pu avoir lieu. Et que, par conséquent, les colons actuels seraient passibles de la peine maximale : l'extermination. Mais pas de panique : Bofusdiaga, l'entité maîtresse du monde, a tout prévu depuis le départ, gérant la naissance et l'hybridation du héros Mouche avec l'un des Invisibles, pour que la planète puisse être sauvée...

Vous avez mal au crâne ? Franchement, moi aussi.

L'imagination de Tepper est débordante, il faut le reconnaître. Mais La Danse des six lunes est une œuvre longue, très longue, trop longue, dont on a du mal à gérer le foisonnement. Le début est extraordinairement prometteur : beaucoup de fils de vies sont commencés, et on se demande comment ils vont finir par se réunir pour tisser un ensemble. Le récit des existences des personnages leur donne une réelle profondeur romanesque, particulièrement attachante. On regrette même que certains soient un peu « bâclés », en raison il est vrai du nombre de personnages qui interviennent et de la longueur, déjà considérable, de l'ouvrage. Mais l'auteur ne reste pas dans la simple psychologie à la Flaubert : le roman est riche en péripéties dignes des Mystères de Paris, auxquelles ne manque même pas l'incarnation du vice, Mrs Mantelby, sorte de partisane sadienne dans ce monde E.T..
Seulement voilà, alors qu'on se dit qu'on tient là un texte qui nous rappelle avec délices les premiers moments de l'Hypérion de Simmons, on est tout à coup très déçu. Mais alors très, très, déçu. On tombe dans la banalité, le commun, pour ne pas dire la niaiserie. D'abord, la fantasy prend largement le dessus sur la S-F, avec un penchant un peu trop prononcé pour l'esthétisme des scènes. Quant au dernier chapitre, alors là, franchement, mieux vaut encore le sauter, excepté pour ceux qui apprécient le roman de gare à la Cartland. C'est à en pleurer — pas de rire, malheureusement... Et puis il convient de faire un sort au personnage de l'Inquisitrice, mélange de R. Daneel Olivaw et de l'Inspecteur Gadget confinant au grotesque. D'autant qu'elle est peu crédible sur le plan scientifique, et que l'auteur s'en contrefiche totalement. Vous situez Destination : Vide de Frank Herbert, et tout le « Programme Conscience » ? Eh bien, ici, l'ensemble est traité en à peu près dix pages. Les scientifiques ont trouvé le moyen de créer une conscience mécanique capable d'être un juge universel et parfaitement juste. Point, à la ligne. Toujours au rayon des reproches : on soulignera l'extrême récurrence des problèmes d'identité sexuelle : ça confine à l'obsession et soutient la quasi-totalité de l'intrigue. Quant aux révélations successives qui émaillent l'enquête de l'Inquisitrice, elles sont toutes fondées sur le même thème : préserver un système matriarcal et éviter l'extinction de la colonie par le Conseil des Mondes. Difficile, par conséquent, d'être juste avec cette œuvre lancée sur les rails de quelques chefs-d'œuvre pour finalement s'échouer sur les rivages de l'exaspération. On sent bien, avec la maîtrise dont Tepper fait montre au départ, que la fin aurait pu se révéler tout autre... sentiment qui fait un peu plus que gâcher le plaisir de lecture. Au final, Tepper crée un univers d'une belle originalité mais saborde sa création avec un dernier tiers de livre inepte et ridicule. Dommage.

Sylvie BURIGANA

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