Sans être idyllique, le récit commence de façon paisible et bucolique dans les alpages, à la frontière allemande et autrichienne, au sein d’une petite communauté à l’écart de la société retombée dans la barbarie, se cachant des drones qui survolent parfois la montagne. La vie est précaire à mesure que les objets de la technologie tombent en déliquescence. Se déplacer à l’extérieur nécessite le port d’une combinaison antiradiations. À l’écart nichent dans les arbres des babouins qu’il faut parfois chasser quand ils s’aventurent trop près des habitations ; mise en abyme de la civilisation à venir, le monde futur regardant l’ancien sur le déclin. Outre Cornélius, le leader, on suit Anne, qui recoud les vêtements, Jorden, ex-militaire irascible attaché à la défense du site, Chang, ex-journaliste, et Özlem, ancienne présentatrice, qui vont avoir un bébé, et Heinz, un adolescent ramassé alors qu’il était encore enfant. Il est persuadé que son père, resté sur une station spatiale pendant « la Chute », viendra un jour le chercher. En amoureux des mots anciens dont il cherche à se souvenir, il a reçu pour ses quatorze ans, de la part de Chang et Özlem, des cahiers et des crayons avec lesquels il entreprend un journal. L’accent est mis sur les relations entre tous, l’entraide nécessaire, sur la fidélité et la reconnaissance aussi : Heinz est partagé entre Cornélius, qu’il adule, et le couple qui lui a fait un si beau cadeau mais lui demande de partager ses secrets.
Le narrateur étant trop jeune pour se souvenir de la catastrophe, on n’acquiert que fortuitement des informations sur l’ancien monde, aux prospères villes sous globe, peuplées de robots pour tous les usages. Heinz a d’ailleurs du mal à se séparer de son robot fennec, une machine qui se nourrit de protéines et d’eau, véritable réservoir à histoires qui le consolent de la dureté du monde.
Les menaces se précisant, le groupe est contraint de fuir en quête des camps d’accueil que les survivants de la société ont mis en place. Une longue errance commence, parsemée de douloureuses épreuves, au cours de laquelle s’amenuise l’espoir et s’effrite aussi la confiance dans le genre humain : il s’agit bien de survivre, ce qui ne va pas sans son lot de trahisons ou de comportements peu glorieux.
À chaque étape correspond un nouveau cahier, noir, bleu, vert, jaune, où sont consignés péripéties et drames. Le récit est sombre, parfois même d’une noirceur absolue, qui laisse deviner, dans les non-dits, des horreurs ultimes. Seuls subsistent, comme des îlots de poésie, les mots auxquels se raccroche Heinz, le sens qu’il essaie de leur donner lorsqu’il évoque la saveur d’un fruit ou un son que nul n’entendra plus jamais. Poétiques aussi les histoires qu’il se raconte ou les premières phrases de romans que l’adolescent se remémore inexplicablement sans les avoir jamais lues. Ce ne sont pas seulement les mots mais la société, voire la vie même, qui a perdu son sens. Le périple s’achève sur un retournement de situation inattendu, conclusion désespérée, où subsiste néanmoins l’affirmation d’une appartenance à l’humanité comme seule valeur ultime.
À noter que les extraits de romans insérés dans le récit, dont on trouvera le détail en fin de volume, ne se limitent pas aux classiques, mais font preuve d’un grand éclectisme (et d’une solide culture de l’auteur) allant de La Bible à Hunger Games, de Murakami à Jaworski.
Les récits post-apocalyptiques sont légion. Celui-ci sort du lot en raison de sa dimension littéraire, qui illumine un récit tragique. Car au cœur des ténèbres, pour poursuivre avec une référence à Conrad, ne demeurent que les mots pour éclairer ce qui reste d’humanité.