Voici un texte des plus étranges.
Ce n’est certes pas le premier artefact que la S-F fait explorer à l’Humanité et tout le monde garde encore en mémoire le célèbre Rencontre avec Rama de feu sir Arthur C. Clarke. Cependant, celui qui nous est ici présenté est l’un des plus bizarres que la science-fiction nous ait permis de découvrir et, comme nous allons le voir, d’une fulgurante modernité. Irai-je jusqu’à affirmer que ce petit livre publié chez un petit éditeur est un livre important ? Je vous en laisse juge.
Dans la ceinture de Kuiper est découvert un artefact torique contenant des milliers, voire des millions de gisants semblant dormir, baignés d’une lumière bleue et bercés de la musique des sphères, mais dans cet endroit, les règles ordinaires de la physique et des maths paraissent ne plus avoir cours. Les tores se révèlent multiples, imbriqués les uns dans les autres et s’apparentant aux cercles de l’enfer (p. 23). Cet artefact défie toute compréhension et, dans certains cas, rend fous ceux qui prétendent l’explorer. Les questions restent sans réponses. Qui l’a construit ? Pourquoi ? Il semble receler un formidable potentiel de progrès pour l’Humanité, mais celle-ci, en dépit des milliers de chercheurs dépêchés sur place, demeure incapable d’y accéder. L’objet reste hermétique.
Le lecteur va découvrir cette Dernière nécropole dans les pas et avec le point de vue d’un ancien flic faisant office de candide envoyé sur place pour ses qualités déductives.
Ce n’est qu’à la fin de la novella que s’ouvre une perspective cosmique proprement vertigineuse dont l’envergure n’a rien à envier à Stephen Baxter. La compréhension de l’artefact nécessite autant qu’elle implique l’accès, la constitution d’un gestalt cosmique, d’une noosphère élargie aux autres intelligences de l’univers.
« Quelqu’un parmi vous serait-il familier de l’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin ? » est la question qui conclut le texte. Pas moi. Il m’a donc fallu me plonger dans ce que ma bibliothèque contient de l’œuvre du père jésuite (récupéré il y a des lustres dans une… poubelle !) pour davantage appréhender cette novella dont le sens persistait à m’échapper. La pensée du père Teilhard de Chardin s’avère un outil des plus affûtés pour qui s’interroge sur l’avenir que notre présent nous réserve et nous concocte.
Le concept de « noosphère », élaboré par Vladimir Vernadski puis développé par Teilhard de Chardin, est bien connu des amateurs de S-F puisque l’un des principaux sites Internet consacrés à notre genre de prédilection est ainsi nommé. La noosphère — sphère de la pensée, de l’esprit — est concevable comme la réunion de l’infosphère (l’ensemble des échanges d’informations, notamment électroniques) et d’une psychosphère, chère à Roland C. Wagner, découlant du concept jungien d’inconscient collectif, auquel viendrait s’ajouter l’ensemble des pensées conscientes de l’Humanité. Selon le père jésuite, la noosphère tendrait à croître et à s’intensifier avec pour conséquence l’effacement et la fusion des individus dans une conscience holistique, une sorte de gestalt psychique que Teilhard de Chardin nomme point Oméga et d’autres, dont Vernor Vinge, du terme plus actuel de « singularité ».
Page 78, G. E. Kopp écrit : « On avait calculé l’équivalent scientifique de la fin des temps », or, cette acmé de l’évolution que constitue l’atteinte du point Oméga est une fin des temps ou, à tout le moins, une fin de l’histoire. Page suivante (p. 79) on lit : « un monde en état d’inachèvement et de métamorphose, où le multiple n’est pas encore unifié », page 80, « l’individu va se perdre dans un état plus complexe et plus avancé… », et page 83, « Rien dans l’univers ne saurait résister à un nombre suffisamment grand d’intelligences groupées et organisées », soit une idée que l’on trouve chez Teilhard de Chardin — et G. E. Kopp cite explicitement le « point Oméga » sur cette même page.
Alors que l’Humanité aveugle se précipite à toute vapeur vers ce qui apparaît comme le mur de la singularité, la réhabilitation de la pensée quelque peu tombée en désuétude du père Teilhard de Chardin qui conçoit la fusion des consciences individuelles dans un gestalt, une métaconscience holistique, retrouve tout son intérêt. Ce n’est pas un livre que l’on va dévorer pour ses qualités narratives, mais que l’on appréciera pour les perspectives intellectuelles considérables qu’il offre en éclairant l’avenir possible à la lueur de la pensée anthropologique de Pierre Teilhard de Chardin car, en dernier ressort, c’est bel et bien d’une « expérience » d’anthropologie fiction que nous parle Gabriel Eugène Kopp. En fin de compte, un livre bien plus grand qu’il n’y paraît de prime abord.