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Les critiques de Bifrost

La Dispersion des ténèbres

La Dispersion des ténèbres

Mary GENTLE
DENOËL
752pp - 25,00 €

Bifrost n° 38

Critique parue en avril 2005 dans Bifrost n° 38

Quatrième et dernier tome d'une saga qui tutoie les superlatifs, La Dispersion des ténèbres clôt un roman passionnant et novateur. Finalement peu connue avant Cendres, Mary Gentle y déploie un talent narratif remarquable d'intelligence, malgré le handicap des quelques trois milles pages… Long, très long, voire trop long, Cendres est pourtant exempt de procédés gratuits. Rien de vain dans le texte, rien de maladroit, juste une volonté sincère de coller au plus près d'une réalité forcément parcellaire, car vue à travers les yeux d'un personnage au sens propre. L'art de l'ellipse, si superbement utilisé dans les trois précédents livres, prend une nouvelle fois la place d'honneur, notamment dans une scène de bataille qui fera date dans l'histoire de la fantasy. Une fantasy d'ailleurs parfaitement incorrecte, La Dispersion des ténèbres jetant un pont bienvenu avec la S-F la plus classique. De quoi méditer sur la séparation des genres, avant de prôner un œcuménisme de bon aloi.

Ce quatrième tome s'ouvre sur le siège de Dijon par les armées du Roi-Calife Gelimer. Chasseresse du cerf héraldique bourguignon, Floria est officiellement duchesse, avec un hôpital à gérer, un duché à gouverner, une armée décimée, une bataille mal engagée, sans même parler de la famine qui menace les civils réfugiés dans la ville. Alors que les maladies commencent à se propager çà et là, que les rochers pleuvent de temps en temps (écrabouillant les passants au petit bonheur), Cendres est propulsée général en chef des armées, titre plutôt dur à avaler quand on combat à un contre trente.

Du nord, plus personne ne viendra. L'armée bourguignonne est seule devant une marée de carthaginois. De cette attente insupportable (et, admettons-le, un tantinet trop développée), il ressort que la Faris doute. Désormais aussi étanche aux voix des machines sauvages que Cendres, le général carthaginois ne croit plus à sa cause. Les choses se compliquent quand Gelimer lui-même choisit d'apparaître sur le champ de bataille, proposant aux bourguignons une reddition évidemment inacceptable. C'est l'occasion de changer de tactique et d'attaquer. Dès lors, le combat final ne fait plus aucun doute et son déclenchement sera évidemment à la hauteur de l'attente… De fait, les quelques cinquante pages de bataille sont littéralement hallucinantes de réalisme. Collée au plus près de son personnage, Mary Gentle donne une dimension inédite à la boucherie en la décrivant de l'intérieur (en caméra subjective, d'une certaine manière…). De la poussière, un chaos indescriptible, une violence inouïe, une incompréhension générale quant aux tenants et aboutissants du combat, sensation dûment expérimentée par tous ceux qui se sont un jour trouvés dans cette situation (lire à ce sujet les témoignages des soldats d'à peu près toutes les guerres), et une pléthore d'évènements caractérisés par une totale confusion. Vision parcellaire, donc, mais franchement réelle, et, de fait, inédite.

Ailleurs, aujourd'hui, Pierce Radcliff continue sa traduction du second manuscrit. Mais la découverte d'une Carthage engloutie dans une fosse marine, là où les plus précises des cartes de l'amirauté britannique n'indiquent qu'un haut fond sans intérêt, a de quoi perturber tout chercheur sérieux. D'autant que ses collègues scientifiques commencent à émettre des hypothèses vraiment dérangeantes sur la nature même de la réalité. L'observation agit sur la particule. L'archéologie agit-elle sur l'histoire ? Et laquelle ?

Intelligent, inquiétant et remarquablement bien raconté, le cycle de Cendres trouve ici une conclusion à la hauteur de son ambition. Certes, les défauts sont nombreux, certes, quelques pages auraient pu passer à la trappe (notamment sur la fin), mais il ne sert à rien d'épiloguer sur l'immense plaisir que l'on prend à sa lecture. Certaines questions restent d'ailleurs heureusement sans réponse, laissant aux lecteurs le soin de méditer sur les possibilités infinies des univers quantiques probabilistes, avec toutes les trouvailles archéologiques (ou créations archéologiques ?) qu'elles impliquent.

Original et parfaitement incorrect, elliptique et parfois scandaleux, Cendres est tout simplement une réussite majeure. De quoi patienter en attendant la publication des œuvres plus récentes de Mary Gentle. Eh oui, on en redemande.


 

Patrick IMBERT

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