Yoav BLUM
DELCOURT
20,50 €
Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92
Guy, Emily et Éric sont de la promo 75 de la fabrique des coïncidences. Avant cela, ils étaient respectivement ami imaginaire, ce qui consiste à prendre l’apparence rêvée par un enfant qu’on accompagne au long de son développement, allumeur, sorte de Cupidon moderne, et distributrice de chance. Leur rôle consiste à fabriquer des coïncidences propres à améliorer la vie des gens, en fonction de techniques assez simples au départ, puis de plus en plus élaborées quand il faut tenir compte d’un grand nombre d’incidences. Les solutions chocs ou violentes comme un drame salvateur ou une mort bienvenue pour une avancée de carrière sont bannies ; on cherche en général à impacter le moins possible la vie des autres.
Ces agents secrets du bonheur reçoivent la veille une enveloppe glissée sous la porte pendant leur sommeil comprenant la nature de leur mission et la durée d’exécution. Celles-ci sont encore assez simples : les clichés-dropping de base se déclinent sous forme de CD classique, postmoderne, ou sur mesure, qui consistent par exemple à fredonner un air ou prononcer, à proximité d’oreille, mais dans une mise en scène qui paraît naturelle, un avis, une suggestion, qui fera son chemin dans l’esprit de la cible. Il existe plusieurs niveaux de faiseurs de coïncidences dont, en haut de la hiérarchie, les Chapeaux noirs, capable de calculer des coïncidences à long terme, jouant sur quelques actions négatives, ce qui exige du doigté et une prise en compte quasi exponentielle de chaînes de causalité.
Pour donner une idée du processus, les premières missions des nouveaux agents sont assez simples : il s’agit par exemple d’inciter un comptable à l’esprit trop rationaliste à écrire des poèmes afin qu’il mette un peu d’émotion dans sa vie. Mais il faut aussi favoriser le travail d’un tueur à gages, surnommé l’Homme au hamster, pour servir des projets plus élaborés.
À partir de cette trame, l’auteur tire des situations assez cocasses, et expose même de façon très drôle, dans des chapitres intermédiaires, les théories à la base de ces techniques perfectionnées au fil du temps, ou qui ont connu diverses écoles, comme dans n’importe quelle discipline. Rien de magique, donc (encore que le job d’ami invisible changeant d’apparence au gré du bénéficiaire soit laissé sous le tapis), mais de subtiles manipulations basées sur le concept du démon de Laplace, une expérience de pensée stipulant que la connaissance de tous les paramètres de l’univers permet de connaître son évolution ultime, voire de modifier, comme dans la théorie du chaos, le battement d’aile du papillon qui changera le cours de l’Histoire.
Progressivement, il s’avère que les manipulations s’effectuent à tous les niveaux et que les méthodes, comme les intentions des dirigeants, ne sont pas si inoffensives ni si éthiques qu’à première vue : du manipulateur au comploteur, il n’y a qu’un pas. Le règlement stipule qu’il est impossible de refuser une mission, et que la démission entraîne des conséquences ignorées des agents.
Il s’agit en fait d’une variation rondement menée sur les modifications de trames temporelles, avec, aussi, des paradoxes quand les événements s’emboîtent comme des poupées gigognes. On pense à La Fin de l’éternité d’Asimov, où l’Histoire est sans cesse améliorée, mais ici appliqué à l’individu, bien que les nouvelles chaînes causales peuvent avoir des impacts à des échelles incommensurables.
C’est ainsi que Guy est amené à accomplir une mission qui est pour lui un dilemme cornélien. Réflexion sur le libre-arbitre et sur les attitudes de tout un chacun à l’heure du choix, ce récit, dont l’intensité dramatique ne faiblit pas, se double également d’une histoire d’amour elle aussi subtilement ficelée, en lien avec le thème principal. Une sorte de parcours sur la corde raide tout en élégance et en fraîcheur. La fin flirte avec le fantastique tout en s’appuyant sur quelques concepts de physique quantique, ce qui est une autre façon d’introduire le hasard, le vrai, dans la trame du réel.
Il n’est pas courant de lire de la science-fiction venue d’Israël. Yoav Blum, concepteur de logiciel, a écrit ici un premier roman imaginatif, subtil et drôle à la fois. La Fabrique des coïncidences est une heureuse surprise.