« Il y avait cinq animaux ondoyants aux yeux doux, au museau sombre et effilé couvert de poils noirs. Doucement, tendrement, ils entourèrent le corps de Martello bercé par la houle. En le maintenant à flot, ils commencèrent a dérouler la couverture dont il était enveloppé. Doucement, tendrement, ils dégagèrent le corps. Puis — toujours doucement, tendrement — ils se pressèrent autour de la forme sans vie et entreprirent de la dépecer. »
Seul en maître règne l'océan sur Hydros, planète exclusivement aquatique où dérivent, çà et là, de rares îles artificielles minuscules, de dérisoires enclaves flottantes propriétés des Gillies, la race la plus évoluée de ce monde étrange et reculé. Aussi pour les humains échoués sur Hydros, sans aucun espoir de départ, soumis à la dépendance des îles du peuple autochtone et dépourvus de toute technologie digne de ce nom, les jours s'égrènent avec une morne régularité. Pourtant, dans la petite communauté humaine de l'île de Sorve où tout est si bien réglé, le quotidien bascule quand, à cause de l'incurie de l'armateur Delagard, les mystérieux Gillies décident de chasser leurs hôtes. Ainsi commence le périlleux voyage en quête d'un nouvel asile, un voyage sans retour qui les mènera loin, très loin, jusqu'à la Face des Eaux...
La Face des Eaux, gros pavé de plus de cinq cent pages, livre fleuve, océan bien sûr, nous propulse, lentement mais puissamment, dans les tréfonds d'un univers où tout est abîme. Abîme des mers, naturellement, d'où surgissent d'incroyables monstres tueurs, abîme des motivations humaines avant tout, lieux reculés peuplés de créatures non moins effrayantes. Car si La Face des Eaux est un livre d'aventure, c'est principalement d'une aventure humaine dont il est question, ou bien comment, sur une minuscule coquille de noix perdue dans un environnement viscéralement hostile, une quinzaine d'hommes appréhendent leur quotidien à travers leur prochain. Un huis clos donc, doublé d'une sorte d'initiation dans la quête d'un ailleurs qu'on rêve meilleurs, et sans doute un des ouvrages les plus ambitieux d'un des maîtres du genre.
Vraisemblablement, l'aspect le plus rebutant de La Face des Eaux demeure la lenteur de son développement. Les introspections sont légion, les atermoiements sans nombre. Seulement les supprimer, c'est amoindrir le relief des personnages et donc en d'autres termes, détruire ni plus ni moins l'échafaudage d'un ouvrage qui repose totalement sur ses protagonistes. En effet il n'est ici nulle place laissée au verbiage, mais plutôt aux considérations éthiques, philosophiques, religieuses, autant de réflexions permettant l'analyse des personnages (il n'est pas non plus question de héros), les motivations de leurs comportements. Alors ?
Gérard Klein, dans son introduction, parle de roman « conradien ». Sans doute et à plus d'un titre. Roman de S-F ? Oui, dans la mesure où on se limite au cadre dans lequel s'inscrit l'histoire, un moyen bien plus qu'une fin, Roman à lire ? Assurément car, si vous y plonger sera peut-être difficile, vous en resterez mouillé un certain temps...