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Les critiques de Bifrost

La Face perdue de la Lune

La Face perdue de la Lune

Benjamin LEGRAND
FLAMMARION
336pp - 14,50 €

Bifrost n° 26

Critique parue en avril 2002 dans Bifrost n° 26

Un peu plus de 300 pages menées à 300 km/h, voilà comment résumer ce roman. Aucun doute possible : le savoir-faire de scénariste, tant pour la bande dessinée que pour la télévision, de Benjamin Legrand, se fait nettement sentir à travers cette troisième incursion de l'auteur dans le domaine romanesque.

La Lune est devenue, depuis qu'une forme de « Renaissance » sociale et politique sous l'égide de la religion est née sur Terre, un satellite-poubelle où se trouvent rassemblées sous haute surveillance toutes les armes jamais inventées par l'homme. Armes chimiques, nucléaires, bactériologiques... rien n'y manque. Ces armes sont récupérées sur Terre par les « Diggers », puis convoyées, stockées et surveillées par le corps d'élite de ces éboueurs de l'espace, les « Dumpmen ». Teren vient d'obtenir son entrée dans ce corps prestigieux. Juste au moment où quelque chose se détraque dans une des cavernes de la zone Trixie 3 et, coïncidence, alors que deux prêtres-enquêteurs de la N.E.E, sorte de puissance politico-religieuse qui règne sur l'ensemble de la Terre, arrivent sur la Lune accompagnés d'une jeune médium afin d'éclaircir une affaire de trahison potentielle en haut lieu lunaire. Et c'est alors qu'une chose noire sort de ladite caverne de Trixie 3 et sème la pagaille la plus totale parmi les intelligences artificielles et biologiques dans un seul but : détruire, selon la philosophie qui avait présidé à la construction de toutes les armes ici stockées.

Dans une course folle, digne des meilleurs films-catastrophe, les humains, coupés de tout contact avec la planète Terre, luttent contre une « chose », une « présence », simple ombre noire qui plane, image vivante de la Grande Faucheuse, la Mort, le Léviathan, l'Apocalypse, l'Holocauste final de l'Humanité. Au fil du récit se dévoilent les ambitions dictatoriales d'un des membres du triumvirat terrien, au nom transparent de Floda Reltih, clone d'un allemand mort il y a bien longtemps, et qui envisage un règne de mille ans... Naît aussi un très belle relation amoureuse entre la jeune médium et l'entité maléfique, qui, ayant d'abord le pouvoir de prendre possession des humains, se laisse tenter par les avantages de leur conditions, en particulier lorsque le problème de l'amour est en jeu. Et le tour de force, c'est que tout cela se fait sans que de longues tartines sentimentales viennent entraver la marche forcée vers le dénouement. Jusqu'à une fin du texte qui, loin de verser dans le « happy end », laisse au lecteur de quoi réfléchir...

On sent dans ce texte le souffle du space op' un peu à l'ancienne, sans que cela soit le moins du monde péjoratif. Legrand ne se perd pas dans les considérations métaphysiques qui émaillent un roman comme Mars blanche de Brian Aldiss, alors que, si l'on y regarde de près, la situation initiale est la même : une planète (ou un satellite) qui devient dépotoir et se trouve subitement coupé de la Terre. Là où Aldiss en fait une défense de l'Utopie, de la préservation d'un monde, Legrand choisit la voie de l'action pure et dure. Évidemment, la portée philosophique est bien différente, mais c'est, il faut le reconnaître, nettement plus lisible. Par ailleurs, l'insistance répétée sur la « défonce » perpétuelle des Dumpmen et leur langage particulier, extrêmement grossier, apporte, discrètement mais sensiblement, au lecteur un moyen de réfléchir à ce que peut susciter l'isolement d'un ensemble d'humains sur une planète, d'ailleurs de façon plus lucide que dans le roman d'Aldiss. Il convient par ailleurs de préciser que Legrand parvient à expliquer un monde, son passé et son avenir, dans une action qui se déroule en approximativement deux ou trois jours. Et si on tient compte du fait que les protagonistes ne dorment pas pendant cette période, on se rapproche ici d'une des règles de la Tragédie : une seule journée pour l'action. L'unité de lieu, elle aussi, est maintenue : seule la Lune compte. Même chose pour l'unité d'action : une seule lutte, contre une entité noire qui ressemble fort au destin antique. On frôle la tragédie moderne, en quelque sorte, constat qu'on ne peut faire de n'importe quel ouvrage venu — suivez mon regard...

En bref, voici une œuvre attachante et forte qui se lit avec plaisir — pour peu qu'on ne s'offusque pas en matière d'insanités. Legrand apporte, sous couvert de littérature populaire, autant de réflexions sur le monde contemporain que beaucoup d'autres auteurs actuels réputés « intellos ». Et s'il choisit la voie du roman d'aventures S-F, on ne peut que s'en féliciter, tant pour nous, lecteurs, que pour le genre en lui-même.

Sylvie BURIGANA

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