Alexis TOLSTOÏ
L'ÂGE D'HOMME
146pp - 18,26 €
Critique parue en octobre 2010 dans Bifrost n° 60
« La Famille du Vourdalak » est une nouvelle vampirique qui connut un bien étrange destin. Ecrite en français par Alexeï Konstantinovitch Tolstoï — un fonctionnaire et homme de lettres russe principalement connu pour son œuvre historique, poétique et satirique —, aux alentours de 1840 (la date de rédaction varie suivant les sources), elle ne fut pourtant publiée qu’à titre posthume en 1884 dans une traduction russe. En France, c’est à partir du milieu du XXe siècle que le texte connaîtra un certain succès, acquérant peu à peu le statut de classique de la littérature fantastique (alors que son auteur n’aura écrit en tout et pour tout que trois nouvelles du genre) pour régulièrement prendre place dans une multitude d’anthologies (dont Histoires de morts-vivants, issue de la « Grande Anthologie du Fantastique » chez Presses Pocket).
L’originalité de ce texte d’une trentaine de pages ne tient pas dans son thème, celui du vampire, lequel avait déjà connu son heure de gloire en littérature dans les années 1820 (évidemment bien avant le Dracula de Bram Stoker). C’est davantage le contexte et la manière qui font la force du récit.
« La Famille du Vourdalak » nous conte l’histoire d’un diplomate qui, au cours d’un voyage en Europe de l’Est, s’arrête dans un petit village de Serbie afin de passer la nuit dans une auberge. Là, il découvre une famille en pleine déréliction, rongée d’angoisse dans l’attente du retour du père, Gorcha, parti chasser des brigands turcs. Un père qui, avant d’entamer son périple, a lancé un terrible avertissement à sa famille : si au bout de dix jours il n’est toujours pas revenu, il faudra le considérer comme mort et ne surtout pas le laisser entrer dans la maison, car il sera alors devenu un vourdalak, un vampire qui n’aura d’autre but que de leur sucer le sang ! Comme de bien entendu les dix jours sont passés, et alors que l’heure exacte du départ de Gorcha vient tout juste de sonner, le voilà soudain qui surgit du crépuscule :
« Nous en étions là quand j’entendis l’horloge du couvent sonner lentement huit heures. A peine le premier coup avait-il retenti à nos oreilles que nous vîmes une forme humaine se détacher du bois et s’avancer vers nous. »
Gorcha, blessé et affaiblit, réclame alors toute l’attention de sa famille. Mais dans le cœur de cette dernière le doute s’installe, et avec lui, la peur… Le voyageur, quant à lui, ne trouvera rien de mieux à faire que de séduire Sdenka, la fille de Gorcha, ce qui lui vaudra son lot d’ennuis par la suite. Et tandis que l’aube blafarde pointe, un premier mort est découvert : le jeune garçon de la famille, enlevé dans la nuit par Gorcha.
Le vampire de « La Famille du Vourdalak » n’est pas un aristocrate séducteur, élégant et ténébreux, de-meurant dans un château noyé dans le brouillard, mais un paysan serbe désagréable et brusque, un vieillard qui doit s’aider d’un bâton pour marcher. Et il ne s’attaque pas à de jeunes vierges promises au mariage, mais bien à sa propre famille, à ses propres enfants. Bien loin des clichés du roman à sensation et de la nouvelle horrifique, Tolstoï place donc son intrigue et ses personnages dans un paysage sinistre mais réaliste, qui fait le trait d’union entre Prosper Mérimée et Nicolas Gogol. Dans son récit, le vampire sent la terre et le froid, et la terreur qu’il inspire est d’autant plus efficace car crédible. Tolstoï revient aux sources même du mythe, aux légendes paysannes de l’Europe de l’Est, bien avant qu’il ne soit dénaturé par le romantisme noir et la littérature gothique. Avec un talent monstre et un certain culot, il démontre en quelques pages combien il avait assimilé toute la littérature de son époque, y compris ses limites.
Nul doute que la figure de Gorcha, apparaissant subitement à la fenêtre du voyageur en pleine nuit, décimant sa propre famille avant de s’attaquer à son invité, inspirera nombre d’écrivains. Tolstoï sait utiliser des images fortes, lugubres et marquantes, soutenues par un style concis et une langue maîtrisée. Et alors que la tendance actuelle est de sortir le vampire de son contexte classique en le plaçant dans un cadre urbain, au cœur même de notre quotidien ou dans un univers décalé, la lecture de « La Famille du Vourdalak » nous rappelle combien la figure romanesque du vampire ne se limite par forcément à celle d’un séduisant bellâtre qui vient d’emménager de l’autre côté de la rue, celui-là même qui jette de curieux regards à ses camarades de lycée…
On précisera enfin qu’Alexeï Tolstoï est également l’auteur d’« Oupires », autre nouvelle de vampire, plus classique mais tout aussi réjouissante, qui figure au sommaire de la présente édition chez L’Age d’Homme aux côtés d’un troisième récit fantastique, le tout étant traduit et préfacé par Paul Lequesne.