Lord DUNSANY
DENOËL
256pp - 22,00 €
Critique parue en avril 2007 dans Bifrost n° 46
« Nous voulons être gouvernés par un prince enchanté. »
Telle est la demande du Parlement des Aulnes à son roi lorsque commence le roman. Aussitôt le monarque, qui est bon pour son peuple, dépêche son fils Alvéric vers le pays enchanté, cette contrée magique dont les riverains ignorent volontairement l'existence et à laquelle leurs demeures n'offrent qu'un mur aveugle. Muni d'une épée forgée par la sorcière sur la colline avec des flèches de foudre qu'elle lui a demandé de ramasser, le jeune héros franchit la frontière crépusculaire du pays enchanté, combat une forêt envoûtée et séduit la fille du roi des Elfes, qu'il ramène chez lui quelques années plus tard. Les souhaits de tous semblent ainsi comblés : les amoureux s'aiment tendrement, le prince a accompli des prouesses et succède à son père, mort entre-temps, et le peuple du pays des Aulnes accueille avec joie la nouvelle de la naissance d'un héritier qui aura sans doute quelques talents magiques. Le lecteur croit que tout est terminé, mais en fait l'histoire ne fait que commencer…
Ainsi résumée, l'histoire de La Fille du roi des Elfes évoque irrésistiblement Stardust de Neil Gaiman. Le parallèle n'est pas complètement erroné mais c'est faire abstraction de l'intervalle temporel qui sépare Gaiman de son noble prédécesseur. Occupons donc l'espace que nous laissent les pages de Bifrost pour rétablir la continuité historique. Edward Moreton Drax Plunkett [1878-1957], plus connu sous son titre de Lord Dunsany, prend place parmi les auteurs fondateurs de la fantasy contemporaine. Hélas, la branche qu'il occupe et son apport thématique au genre ont été passablement occultés par l'ombre envahissante des romans de big commercial fantasy clonés à partir de la souche de J. R. R. Tolkien. Pourtant, cet aristocrate né dans une vieille famille irlandaise qui puise ses racines presque à l'époque de la conquête normande, est l'auteur d'ouvrages — essentiellement édités en France chez Terre de Brume, il n'est pas inutile de le rappeler — qui comptent au rang des précurseurs du fantastique épique au même titre que ceux de William Morris. Son influence s'est d'ailleurs exercée sur des auteurs tels que Howard Philip Lovecraft, Robert E. Howard ou Clark Ashton Smith. Plus près de nous, la fantasy antiquisante de Thomas Burnett Swann ou le roman Thomas le rimeur de Ellen Kushner entretiennent une parenté indéniable avec Dunsany, au moins dans l'esprit.
La Fille du roi des elfes, considéré comme le chef-d'œuvre de son auteur, appartient à une veine plus merveilleuse qu'épique, celle du conte. S'aventurer à le lire en faisant l'impasse sur cette réalité — surtout si l'on recherche le souffle de l'épopée, l'affrontement manichéen ou simplement les intrigues tordues de cour —, c'est prêter le flanc à la déception. Le style, qui n'est pas d'une modernité renversante, sert une narration marquée par l'emphase poétique et puise son inspiration dans la nature anglaise d'une manière très préraphaélite (où l'on retrouve William Morris, comme par hasard). Difficile cependant de nier le charme qui se dégage de la prose fleurie et contemplative de l'auteur, et l'on se surprend plus d'une fois à sourire des péripéties cocasses suscitées par l'irruption envahissante de la magie dans le monde des mortels, ou à soupirer aux côtés des personnages devant l'impossibilité à choisir entre la féerie et le quotidien prosaïque
En conséquence, La Fille du roi des elfes est une œuvre historique dont on peut recommander la lecture pour son aspect fondateur d'un genre. C'est également un roman qu'on conseillera pour le plaisir fugace qu'il procure, à condition d'aimer les contes.