Ursula K. LE GUIN, Terry BISSON, (non MENTIONNÉ)
GOATER
130pp - 14,00 €
Critique parue en avril 2021 dans Bifrost n° 102
On ouvre parfois de petits livres, qui se referment sur l’impression, simple, évidente, d’avoir lu une œuvre testamentaire au sens où peut s’entendre tout récit écrit par un auteur au crépuscule de sa carrière et de sa vie. La Fille feu follet est de ceux-là, même s’il n’est pas le dernier ouvrage d’Ursula Le Guin (ce qui ne compte guère si l’on admet que l’essentiel de son œuvre, à l’époque de la rédaction, était derrière elle). Cette impression trouve peut-être son origine dans les deux derniers paragraphes du livre, la conclusion d’une histoire modeste où la destinée d’un personnage recroise, de manière métaphorique, celle de l’auteur qui en a fini avec un travail, avec l’écriture tout court. Les catalogues des éditeurs sont remplis de sagas qui n’en finissent pas ; rares sont les écrivains qui savent nourrir la modestie jusqu’à atteindre l’universel en à peine cinquante pages.
Capturée à la suite d’un raid, deux fillettes devenues esclaves, Modh et Mal, découvrent l’univers de la Cité avec ses règles et ses croyances, la division tripartite entre Couronne, peuple-Poussière et Racines, inspirée des travaux de Georges Dumézil sur les sociétés indo-européennes. La Couronne possède la terre et fournit à la Cité ses chefs et ses prêtres. Elle prospère grâce au travail des Racines, des marchands, artisans ou fonctionnaires. La Couronne et les Racines règnent sur la masse esclavagée du Peuple-poussière. Ce système fondamentalement injuste repose toutefois sur une loi qui interdit de se marier au sein de sa propre classe. Un homme de la Couronne ne peut épouser qu’une femme du peuple-Poussière, mais il lui faut céder une partie de sa fortune pour la racheter à son propriétaire. Si la fille est belle, l’union coûtera d’autant plus cher. D’où ces incursions fréquentes en terres nomades, où les filles sont jolies et gratuites – rapts vécus par les jeunes nobles à la fois comme une épreuve initiatique et un investissement. Une fois nubiles et rééduquées, elles pourront rapporter gros. Ainsi se font et défont les alliances dans la Cité, et les femmes-Poussière, à leur insu, sont les pièces majeures de l’échiquier des puissants.
Bela Ten Belen appartient à une vieille famille de la Couronne. Modh devient sa femme. L’un est comme le fils d’un dieu, il veut restaurer le lustre familial amoindri par un mariage ruineux. L’autre, fille de personne, esclave, convertie aux règles de la Cité par la force, favorite du harem puis épouse fidèle, obéissante au destin consenti mais jamais servile. L’amour qu’elle éprouve pour son mari n’a d’égal que celui qu’elle voue à Mal, sa fragile petite sœur, convoitée par d’autres familles. Mais peut-on partager un sentiment sans partage ? Le texte dit l’absolu de ce sentiment dont on ne peut sortir que par le haut, par la mort ou le renoncement. Car au-dessus de l’absolue fidélité, de l’absolue loyauté que les amants ont l’un pour l’autre, il y a la fidélité au rang. Les liens du mariage n’abolissent pas l’appartenance de classe. Chacun sa place. Pour celui qui s’en écarte, il n’y a d’autre choix que la trahison ou l’abandon.
Le récit est complété de brefs essais, de poèmes et d’une interview (un brin décalée) de l’autrice par Terry Bisson, d’un intérêt inégal. Si le premier essai (« Lire sans s’endormir », sur la lecture et l’évolution du monde de l’édition) se lit sans déplaisir, le reste m’a paru très dispensable. Et puis aussi, quel lien avec la nouvelle ? Les titres de cette jeune collection « Rechute » gagneraient peut-être à se doter d’un paratexte. Quoiqu’il en soit, la seule nouvelle-titre procure un plaisir de lecture indéniable.