Paolo BACIGALUPI
AU DIABLE VAUVERT
380pp - 23,00 €
Critique parue en octobre 2014 dans Bifrost n° 76
A bien des égards, le format court plaît à la science-fiction. Du moins, si l’on se fie aux nombreux chefs-d’œuvre qui jalonnent le genre. Plus concise, plus concentrée et efficace, la nouvelle s’apparente à un instantané dont la puissance d’impression se trouve décuplée par le talent de son auteur. Elle s’avère aussi plus exigeante et ne pardonne pas lorsqu’elle tombe à plat.
A l’instar de ses pairs, avant d’être multiprimé pour son premier roman La Fille automate, Paolo Bacigalupi a fait ses classes en écrivant des nouvelles. La majeure partie a été rassemblée dans le recueil Pump Six and other stories traduit en France au Diable Vauvert sous le titre de La Fille-flûte. On pourrait juger cette parution un tantinet tardive, d’autant plus que cinq des dix textes ne sont pas inédits, figurant en effet au sommaire de la revue Fiction. Ce serait regrettable car, en ces temps de vaches maigres, ce recueil n’usurpe pas sa réputation de must-read comme on va le voir.
La Fille-flûte (autant utiliser son titre français) démontre ô combien la science-fiction se révèle salutaire lorsqu’elle ne se cantonne pas à ses vieilles et distrayantes marottes. Elle apparaît même comme le seul médium apte à interroger le présent en sondant ses multiples évolutions futures. En investissant les enjeux humains, sociétaux et technoscientifiques pour en faire les outils d’une fiction spéculative, éthique, voire politique, la SF démontre sa nécessité et son caractère précieux. De l’humain, le recueil de Paolo Bacigalupi n’en manque pas. Foisonnante, inventive, engagée dans un combat pour sa survie et sa liberté, l’humanité de La Fille-flûte nous renvoie à nos préoccupations d’espèce vivante tiraillée entre la permanence et le changement. A l’instar de John Brunner, l’auteur américain aborde le futur sous l’angle de la prospective, faisant de la question écologique et de celle de la rareté le moteur de l’évolution humaine. La Fille-flûte offre un aperçu de l’anthropocène, cet âge de la Terre où l’humain est devenu une force capable de modeler (ou détruire) la biosphère, et d’adapter sa propre nature aux changements que ses activités ont impulsé. Un aperçu sombre qui remet en perspective la notion de progrès. L’eau et la possession des autres ressources vitales deviennent ainsi l’enjeu de convoitises et de conflits qui redessinent la carte du monde en faveur d’une géopolitique que l’on croyait révolue avec la fin des colonies et l’avènement de l’utopie du village mondial. Continuation de la domination d’une minorité sur la majorité, les fragments du futur imaginés par Paolo Bacigalupi déploient des paysages où se mêlent les manifestations tapageuses des technosciences et les pratiques séculaires de la prédation. Comme Ian McDonald, l’auteur ne craint pas de mettre en scène les mondes émergents, optant pour le point de vue des plus démunis pour traiter de la privatisation du vivant, de la transition énergétique, des conséquences du réchauffement climatique et de la pollution. Il pose également des questions cruciales sur la condition d’être humain. Quelle dose de changement celui-ci est-il prêt à accepter sans abdiquer son empathie ?
Des dix nouvelles inscrites au sommaire, il n’y a pas grand-chose à jeter. On retiendra surtout « Peuple de sable de poussière », où l’auteur imagine la rencontre entre un trio de post-humains, affectés à la garde d’une concession minière, et d’un chien perdu. Toute vie naturelle étant désormais impossible sur Terre en raison de la pollution et de la surexploitation, nos trois bougres se demandent comment un tel fossile vivant a pu survivre. L’animal les distrait pour un temps de leurs occupations habituelles — se couper les membres et les regarder repousser. Il réveille aussi un truc archaïque, terré dans un coin de leur caboche, dont ils ont oublié le nom, mais qui leur fait tout drôle, au moins provisoirement. Changement de tropisme avec « Le Pasho », où Bacigalupi rejoue l’affrontement entre la tradition et le changement avec une problématique qui n’est pas sans rappeler celle de Kirinyaga de Mike Resnick. Assez réussi pour son ambiance, mais pas davantage. Avec « Le Chasseur de Tamaris », l’auteur retrouve la veine écologique, celle où il s’exprime de la façon la plus talentueuse. Ici, l’histoire se déroule dans le Sud-Ouest des Etats-Unis. L’eau étant devenue une denrée précieuse, les mégalopoles en viennent à faire la guerre pour assécher l’arrière-pays désormais laissé aux « tiques d’eau », ces marginaux ne renonçant pas à cultiver un lopin de terre, histoire de rester libres. Sur l’air bien connu du pot de terre contre le pot de fer, la nouvelle évoque le spleen du pionnier voyant s’effacer de son vivant la Frontière et son absence de contraintes sociales.
« L’Homme des calories » et « Le Yellow Card » s’inscrivent dans le même futur que La Fille automate. Un avenir crédible, sombre, abordé du point de vue des plus miséreux. Le premier texte nous emmène au fil du Mississippi, en compagnie d’un réfugié climatique contraint de trafiquer pour survivre. Contacté par un ami pour exfiltrer un passager recherché par les compagnies caloriques, le voilà embarqué dans un périple dangereux au milieu des cultures transgéniques, des patrouilles de la PI, des barges de céréales et des cités abandonnées aux Cheschire, ces chats caméléons qui ont supplanté leur souche naturelle. Le second offre un aperçu du Bangkok de La Fille automate. Le texte peut se lire à la fois comme un prélude au roman ou une préquelle pour ceux qui l’ont déjà lu.
Ces cinq nouvelles justifient déjà à elles seules l’achat du recueil. Mais, si le doute persiste, « La Pompe six » vient le lever définitivement. Avec cette novelette, on touche en effet à la perfection. Portrait d’une ville tombée en déshérence, en passe d’être submergée par sa propre merde, le texte nous décrit la fin du monde, au rythme nonchalant des pluies de béton et des pannes à répétition. On assiste à une sorte de dévolution tranquille, une catastrophe au ralenti bien plus irrémédiable que tous les fléaux cinématographiques. Un texte très fort, récompensé à juste titre par un prix Locus.
Arrivé au terme de cette longue chronique, force est de reconnaître le caractère incontournable de La Fille-flûte. On est frappé à la fois par l’effet de réel du recueil, par les émotions et les spéculations que Paolo Bacigalupi arrive à brasser en si peu de mots. Un must-read, on vous dit !