Quelque part du côté de Providence, Rhode Island… India Morgan Phelps, qui se surnomme Imp (diablotin, en anglais), a décidé d’écrire une histoire de fantômes, de sirènes et de loups-garous. Elle va surtout écrire sa propre histoire, peuplée de créatures étranges — ou non. De fait, India/Imp souffre de schizophrénie, et son compte-rendu est souvent lacunaire, parfois lucide, parfois mensonger, jamais avare de repentirs et de rectifications tardives. Au départ, il y a ce tableau du peintre Phillip George Saltonstall, intitulé « La Fille qui se noie », montrant une jeune femme diaphane, les pieds baignant dans une onde où se meuvent des ombres inquiétantes, et qui ne laisse pas de fasciner India. Surtout, il y a cette fille, Eva Canning, que India/Imp va rencontrer deux fois pour la première fois sur le bord de la route, nue et éperdue. Et dont l’irruption dans le quotidien d’India va plonger la vie de cette dernière davantage encore dans le chaos et la folie.
Qui est cette « fille qui se noie » ? India ? Imp ? Nous voilà en tout cas avec un roman bien singulier — ou pluriel. Précisons d’emblée : si India est schizophrène, elle ne souffre pas du syndrome de personnalités multiples. Sa perception de soi-même et de la réalité s’avère juste différente, et c’est déjà beaucoup. India, qui écrit sous les yeux du lecteur le présent roman, est régulièrement reprise par Imp (elle-même, donc), et y inclut également deux de ses propres nouvelles. Son histoire de fantômes sort rapidement des sentiers balisés, à mesure qu’India convoque son propre passé, sa lignée où toutes les femmes sont frappées de folie, sa relation tumultueuse avec la transsexuelle Abalyn, les mystères entourant la Millside River, où se serait noyée une fille, où aurait rôdé une créature obscure, et de nombreuses références, fictives ou réelles, de Lewis Carroll à David Bowie.
Dans sa postface, l’auteure reconnaît que la rédaction de son texte lui a donné du fil à retordre : on la croit volontiers. De fait, La Fille qui se noie nous plonge dans les méandres de la psyché troublée d’India : dense et sombre, l’immersion est réussie. Le récit n’a cependant rien d’hermétique. Au contraire, sa lecture s’avère vite envoûtante, pour peu que l’on accepte de lâcher prise et de se laisser emporter par la prose folle d’Imp. Couronné par un Bram Stoker Award en 2012, une récompense méritée, La Fille qui se noie est le deuxième roman de Caitlin Kiernan publié en français — après La Légende de Beowulf, novélisation du film de Robert Zemeckis parue chez Michel Lafon. Or, il constitue pourtant le neuvième titre de l’auteure. Espérons qu’on n’en reste pas à cette seule Fille qui se noie sous nos latitudes…
(Coïncidence ou hommage ? Phelps, le nom de famille d’India, est aussi celui de Morwenna, l’héroïne du roman éponyme de Jo Walton paru en anglais en 2011, soit un an avant celui de Kiernan, qui présente aussi un personnage central pour le moins dérangé…)