Juan Miguel AGUILERA
AU DIABLE VAUVERT
528pp - 20,00 €
Critique parue en février 2002 dans Bifrost n° 25
Au début du XIVe siècle, Ramon Llull a déjà derrière lui la plus grande part de son œuvre de polygraphe — poète, philosophe, romancier, logicien, théologien, en latin, en arabe, et en catalan (il est considéré comme le fondateur de l'emploi littéraire du catalan). Mais la curiosité, et le désir de convertir les infidèles par la démonstration logique de la véracité de la religion catholique, le poussent sans cesse à voyager. Il se rend à Byzance à l'invitation de son compatriote Roger de Flor, chef des mercenaires almogavars, qui s'apprête à épouser une nièce de l'Empereur. Mais surtout, Roger a besoin d'aide pour partir à la recherche du mythique royaume du prêtre Jean. L'existence de ce bastion chrétien et d'une richesse fabuleuse au milieu des territoires infidèles pourrait n'être que légende, et pourtant des siècles auparavant ses envoyés auraient sauvé Constantinople d'un premier siège par les musulmans. Les croisés ayant perdu leurs dernières têtes de pont en Palestine, et l'Anatolie grouillant de Turcs, l'expédition affronte des dangers de toute sorte et se réduit vite à un petit groupe, Roger et ses almogavars retournant à Constantinople pour régler leurs comptes avec leurs commanditaires grecs. Ramon Llull, lui, continue vers Samarcande…
Ce roman adopte la structure d'une histoire de monde perdu — le dangereux voyage de découverte, la réception dans la Cité secrète et utopique, la lutte contre un péril tout aussi surprenant qui pèse sur la Cité, et le retour final au monde ordinaire, sans espoir de jamais revoir la Cité. Avec une inversion d'importance — les mondes perdus de la littérature populaire du début XXe ramenaient jusqu'au présent des reliques du passé parfaitement conservées (ainsi Tarzan pouvait affronter des Romains, ou le Professeur Challenger des dinosaures). La cité d'Apeiron, qu'atteignent Llull et ses compagnons après force tribulations, a poursuivi la voie matérialiste ouverte par Aristarque de Samos, mais rejetée par l'immense majorité des philosophes grecs et totalement étouffée pendant des siècles par l'aristotélisme officiel de la chrétienté. En conséquence, le développement technologique des Apeironites — et par suite, point plus litigieux, leurs conceptions morales — les rapprochent considérablement du monde occidental actuel. Même si leur force motrice de prédilection est la vapeur (fans de steampunk, prenez note) avec cependant pour combustible le pétrole des environs de la Caspienne. C'est donc la vision du monde rationaliste, mais médiévale, de Llull, qui est confrontée à la modernité d'Apeiron. Et aussi à la réalité de la présence du Mal sur Terre, dans les passages les plus S-F du livre.
De quoi faire du « Docteur Illuminé » (dont les œuvres furent effectivement condamnées par le Pape quelques décennies après sa mort en 1316) un gibier d'Inquisition, et le récit est présenté comme une déposition écrite de Llull devant les enquêteurs du Sacré Collège, tenue secrète et relue des années plus tard par Nicolau Eimeric (le célèbre Inquisiteur d'Aragon nous étant ici désigné sous une graphie catalane plus moderne que celle qui apparaît dans les œuvres de Valerio Evangelisti). La comparaison est inévitable, et force est de constater qu'en dépit de ses tourments intérieurs (sa vocation et sa passion pour l'étude sont obscurcis par le péché originel d'une passion extra-maritale et de l'abandon de sa famille : le Docteur Illuminé avait connu une vie tumultueuse), le Ramon Llull d'Aguilera n'a pas la démesure morale et dramatique de l'Eymerich d'Evangelisti ; et La Folie de Dieu passe beaucoup plus de temps en batailles sans cesse plus spectaculaires qu'en interrogations existentielles. Mais nous avons là un très bon roman d'aventures, servi par le choix fort documenté d'une époque, de personnages historiques et de lieux peu connus et fascinants — fin de l'Empire Byzantin et dernières croisades, Llull et les almogavars, Asie centrale traversée par les influences helléniques, persanes et turques. À lire.