Contrairement à une idée largement répandue, la novélisation n'est en rien une pratique commerciale récente ; il y a une quarantaine d'années, Ellery Queen commettait l'excellent et introuvable Sherlock Holmes contre Jack l'éventreur, utilisant comme trame le film britannique éponyme. Depuis, nombre d'auteurs appréciés pour leurs œuvres personnelles (et sans doute à la recherche d'argent facile) ont joué le jeu : Terry Bisson (Galaxy quest, Le Cinquième élément), Orson Scott Card (Abyss), Christopher Priest (Short circuit, eXistenZ), Pierre Pelot (Le Pacte des loups), William Kotzwinkle (E.T. l'extraterrestre), Elizabeth Hand et j'en passe. Avec des résultats très variables, oscillant entre le scandaleux (Tomb Raider) et le formidable (Le Pacte des loups).
Pour ceux qui n'auraient jamais vu le film, La Forêt d'émeraude raconte le destin amazonien de la famille Markham. Bill Markham, âgé de quarante ans, veut retrouver son fils, Tommy, kidnappé à l'âge de sept ans par la tribu des Invisibles. Après dix ans passés dans la jungle, Tommy est devenu Tomme (prononcez tômmé), le fils du chef des Invisibles, celui qui lui succédera. Il est amoureux de Kachiri et l'enfant qui vit dans son corps est sur le point d'être mis à mort au cours d'une cérémonie incluant une prise massive de drogue hallucinogène. Evidemment, Bill Markham finira par retrouver Tommy/Tomme, et chacun d'eux verra sa vie changer du tout au tout.
Ce qui n'aurait pu être qu'une apologie post-hippie (le film date de 1984) du retour à l'« état de nature » se transforme assez rapidement en une magnifique réflexion sur l'identité, l'appartenance à un territoire, la survivance (impossible) de sociétés préindustrielles. Au fil des pages, Holdstock, et cela ne surprendra personne, s'intéresse principalement à la forêt pluviale, à ses mœurs et à ses mythes. Bien sûr, que ce soit dans le film ou dans le livre, Pallenberg (scénariste), Boorman (réalisateur), et Holdstock (novélisateur) prennent fait et cause pour les Invisibles, pour Tomme et la belle Kachiri à la peau cuivrée… mais attention, même si les Blancs sont (pour la plupart) ignobles, même si un certain idéal à la Rousseau scintille dans le lointain, les Féroces rôdent et, comme chez Lévi-Strauss, les tropiques sont — bien souvent — tristes, moites, dangereux… et parfois cannibales. Les choses ne sont pas aussi tranchées (ou naïves) que l'on voudrait bien le croire (la nature est dangereuse, la société primitive est par essence injuste car penchant vers l'harmonie et non vers l'équité) et chacun (Markham, son fils, les Féroces, les Blancs) possède de réelles motivations, tangibles, jamais gratuites.
Reste que le message réel du livre (qui n'est pas celui voulu par l'auteur) est terrible, car on sait très bien comment tout cela finira : comme tant d'autres, les Invisibles disparaîtront…
Voilà une œuvre littéraire (hé oui…) servie par une véritable volonté, celle de l'enrichissement. Car Holdstock, que l'on sent d'un naturel généreux quasiment à toutes les pages, ne s'est pas contenté de faire le « livre du film », il a mis de la chair sur l'os et de la peau sur cette chair humaine, cette pulpe végétale enfoncée profondément dans le pourrissement qui la nourrit. Il a développé les personnages (au prix de quelques changements), modifié certaines scènes, certains postulats, tout en préservant la magie qui était omniprésente dans le film de Boorman. On regrettera néanmoins le coup d'accélérateur qu'il donne à la fin du récit, où il expédie en quelques pages à peine le voyage de Tomme jusqu'à Belore et les scènes dans le bordel — très fortes dans le film. On regrettera aussi la couverture (hideuse, surtout au niveau du personnage central), les erreurs de traduction qui ont survécu à cette réédition (chainsaw traduit « scie à chaîne » ou « scie à chaînettes » — Leatherface en rit encore). Reste que malgré ces petits désagréments, La Forêt d'émeraude est un grand moment de lecture-plaisir, là où l'on n'attendait qu'un simple produit.
Cid « j'aimerais bien en aller en Amazonie, mais mon patron i'veut pas » Vicious