1515. François Ier et Charles Quint se disputent l’Europe, plus particulièrement les royaumes d’Italie. Léonard de Vinci, génial inventeur au crépuscule de sa vie, s’est mis au service de François Ier et a rejoint le manoir du Cloux, près d’Amboise, où il travaille sur une machine capable de ralentir le cours du temps et repousser l’heure de sa mort. Son utilisation génère des effets délétères, à l’image de la furia, cette brume qui fait surgir des réalités alternatives, des îlots d’univers parallèles, existants ou fantasmés, et ajoute de la confusion à la complexité des opérations militaires. Traverser ce brouillard sans protection garantit aussi des rencontres périlleuses avec des autochtones humains souvent inamicaux, voire quelques animaux inconnus du bestiaire des voyageurs et tout aussi désorientés que ces derniers. Vous l’avez compris, ce monde n’est pas tout à fait le nôtre, même s’il en partage des similitudes.
Le récit prend la forme d’une chronique rédigée par Reginus au crépuscule de sa vie. Il revient sur sa jeunesse, lorsqu’il n’était encore qu’un jeune clerc, orphelin de père et de mère, confié aux moines de Florence. Doté d’une mémoire prodigieuse, il est enlevé par une petite troupe de mercenaires à la solde du condottiere Sforza, afin de les guider dans le brouillard de la furia lors de leur expédition pour récupérer la machine du maestro et faire définitivement basculer la guerre. Naïf, il s’attache quelque peu à ses geôliers, tombe éperdument amoureux de celle qui se fait appeler L’Ombre, et ne perce qu’au dernier moment les motivations des acteurs de la pièce qui se joue, autour de lui comme de lui. En bon chroniqueur, Reginus ne ménage pas ses effets, et la plume de Johan Heliot, madrée, toujours habile, se fait tour à tour truculente, légère ou grave. Comme à son habitude, l’auteur se plaît à mêler la petite histoire à la grande, celle des personnages sans noblesse de titre, dotés d’un sens de l’honneur qui leur est propre, pris au piège d’intrigues qui les dépassent, et aux prises avec une réalité qui déraille. Il en profite pour revisiter les figures des personnages qui ont marqué notre histoire, à commencer par Leonard de Vinci. Loin de l’image du vieux sage n’aspirant qu’à la quiétude trouvée au Clos Lucé que nous connaissons, il en fait un ingénieur combatif, bien décidé à tromper la Faucheuse, concepteur d’une technologie extraordinaire qu’il compte utiliser à des fins personnelles, les conséquences lui important peu. Rompu à l’exercice uchronique, Johan Heliot nous fait voyager avec maestria dans les brumes du temps, à la rencontre d’une époque impétueuse. La magie opère dès les premières pages. Il serait dommage de se priver d’une telle aventure.