Ken LIU
FLEUVE NOIR
848pp - 24,90 €
Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92
L’archipel de Dara est composé de sept royaumes, qui ont été unifiés par le roi de Xana, désireux de voir cesser les guerres et les conflits appauvrissant les populations grâce à la supériorité de sa technologie, à savoir des aérostats, gonflés par un gaz peu répandu dont il garde jalousement l’accès, lesquels permettent de bombarder ses ennemis. Devenu l’empereur Mapidéré, il a imposé une langue et une écriture uniques pour propager le savoir et se passer des érudits locaux susceptibles de comploter contre lui. Son Règne Diaphane génère cependant des mécontentements, vu la persistance des inégalités, la corruption des puissants et le poids des impôts. Les révoltes, sévèrement réprimées, n’empêchent pas quelques opposants de faire entendre leur voix et de convaincre des régions d’entrer dans la lutte.
Parmi eux, Mata Zyndu, dont la famille a été déchue et privée de ses biens, redoutable guerrier à l’inflexible code d’honneur, a fait le serment de restituer son clan dans ses droits. Outre sa taille gigantesque, il est un Double Prunelle doté de deux pupilles dans chaque œil, ce qui lui confère une vision affûtée. À l’opposé, le rusé et intelligent Kuni Garu, jeune oisif qui fait le désespoir de ses parents, est un beau parleur qui s’enivre dans les tavernes en régalant les clients de ses histoires. Il est l’épris de liberté que le refus des contraintes transforme en rebelle et met, contre son gré, à la tête d’un soulèvement. La vaillance guerrière de l’un et les qualités de stratège de l’autre font de leur alliance l’élément de la victoire, mais aussi le ferment d’oppositions futures, chacun ayant sa propre conception de l’exercice du pouvoir.
On retrouve des traces du 1984 de George Orwell lorsqu’un tyran impose à ses sujets de voir un cheval à la place d’un cerf. Machiavel et L’Art de la guerre de Sun Tzu ne sont pas bien loin non plus. D’ailleurs, au fil des alliances et des trahisons, des complots et des négociations, sont déclinées toutes les formes de dévoiement et de répression de l’histoire humaine : la terreur, la manipulation par l’ignorance, l’autoritarisme aveugle, la peur paranoïaque d’hypothétiques rivaux, la division des adversaires. Les motifs sont également répertoriés : la vanité s’accordant des privilèges, l’orgueil développant un culte de la personnalité, le refus de la contradiction, les décisions prises sans concertation, la concupiscence, la négligence des affaires courantes, la jalousie de l’éternel second, etc. Les exemples puisent dans l’histoire de toutes les civilisations ; ainsi, il est impossible de ne pas penser à Marie-Antoinette à la veille de la Révolution française lorsque l’em-pereur, apprenant que le peuple manque de riz, propose qu’il mange de la viande à la place, ni à la CIA et à la NSA lorsque les espions des Soies Noires sont à leur tour espionnés par les Soies Grises. Si « la grâce des rois n’est pas à confondre avec les valeurs morales qui régissent chaque individu », force est de constater que le pouvoir manipule davantage son détenteur que celui-ci ne croit en disposer. Ken Liu enfonce davantage le clou : « Plus l’idéal touche à la perfection, moins la méthode est morale. »
Premier volume de la trilogie de « La Dynastie des Dents-de-Lion », le récit se base sur des légendes de la dynastie Han, au huitième siècle de notre ère, qu’il adapte librement, un peu à la façon de George R. R. Martin dans « Le Trône de fer ». Le décor est fouillé, la narration précise, riche en détails favorisant l’immersion dans une culture médiévale chinoise. En arrière-plan s’agitent les dieux de chaque nation, davantage supporters que spectateurs, qui commentent les évènements et chuchotent à l’oreille des dirigeants des conseils destinés à modifier l’issue d’une affaire. À l’exception d’un livre dont les pages blanches se noircissent lorsque son lecteur les parcourt tel un oracle, livre d’ailleurs intitulé Connais-toi toi-même à l’image des Témoins de Delphes décrits par Socrate, la magie est quasiment absente. Si la superstition imprègne encore largement la société, et autorise quelques manipulations, celle-ci est davantage axée sur une technologie à base de soie et de bambou, qualifiée de silkpunk, en opposition à l’acier et la vapeur du steampunk occidental. Cette science présente quelques inventions assez originales et distrayantes ; elle se double là aussi d’autres emprunts : le miroir orienté sur des navires pour embraser leurs voiles fait référence au légendaire stratagème d’Archimède lors du siège de Syracuse, alors que la constante de Lutho, qui calcule la probabilité de situations chaotiques, dérive de celle de Boltzmann, père de la statistique.
Le roman est foisonnant, riche en trouvailles et en aphorismes à l’orientale. Malgré tout, on ne retrouve pas la finesse de L’Homme qui mit fin à l’histoire ou des nouvelles de La Ménagerie de papier. Le récit n’est en effet pas exempt de longueurs ni de lenteurs, interrompant l’action pour délivrer des détails biographiques ; les personnages sont souvent stéréotypés, ce qui peut s’expliquer par leur profusion. Le tout est parfois conté avec une naïveté proche de la caricature, pour correspondre au ton et au style des chroniques de l’époque. Ce parti pris n’est qu’intermittent, d’où un aspect en dents de scie qui laisse mitigé, impression qui se dissipe dans la seconde moitié du roman avec le retour à une narration plus contemporaine. Les amateurs de fantasy ne seront malgré tout pas déçus : l’ensemble est parsemé de belles trouvailles et de scènes épiques qui incitent à lire la suite.