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Les critiques de Bifrost

La Grande course de chars à voiles

Michael G. CONEY
ROBERT LAFFONT
336pp - 22,30 €

Critique parue en octobre 2009 dans Bifrost n° 56

Dans un très lointain futur, après son expansion dans l'espace puis sa régression sur la Terre, l'Humanité a renoncé à la technologie qui faillit la détruire, proscrivant le feu qui appelle d'ordinaire le Courroux d'Agni, l'usage des métaux et la consommation de viande. De la période où elle se livrait à des modifications génétiques perdurent de nombreux croisements entre humains et animaux, comme les felinos issus du chat ou les caïmen, les hommes-crocodiles. Pour leurs échanges commerciaux, les Vrais Humains sillonnent la planète sur des chars à voiles glissant le long de rails de bois et dont la maintenance et la logistique sont le fait des Felinos, lesquels, par exemple, dirigent les toutenjambes qui tirent un char pour le mettre en branle. La Terre bruisse encore des grandes légendes du passé qui ont forgé le mode de vie actuel ; nommées les Exemples Chihuahua, elles sont colportées par des poètes comme Enri, dit le Menuisier, seuls capables de déchiffrer les données de l'Arc-en-ciel, un ordinateur recueillant la mémoire de l'humanité. Au Brésil a lieu chaque année, pour la fête de la Tortuga, une grande course de chars à voiles où les plus grands pilotes s'affrontent.

Cette présentation idyllique se fissure au fur et à mesure que l'histoire entre dans les détails : les Felinos n'ayant pu renoncer à la viande consomment la chair de baleiniers, gigantesques herbivores gardés par des cornacs qui savent prélever des quartiers sans tuer ni faire souffrir l'animal. Le racisme latent entre Vrais Humains et Felinos est encore exacerbé par des intrigues visant à installer une suprématie commerciale renforçant la relation de dépendance. De ce pont de vue, la course de chars à voile prend un tout autre sens, surtout si des factions peu regardantes entreprennent d'enfreindre les lois.

Par ailleurs, Karina, séduisante felina, fille de El Tigre, bandit révolutionnaire hostile aux vrais humains, est sauvée par une mystérieuse femme servante de la Didon, qui l'attache en contrepartie au service de cette prophétesse, laquelle tente de libérer d'un hypothétique futur où il est retenu Starquin, le Cinq-En-Un, équivalent d'un dieu capable de se promener dans les aléapistes, soit l'ensemble des avenirs possibles. Mais il n'est pas facile de se conformer aux sacrifices que réclame l'avenir quand ils sont inhumains pour ceux qu'on aime. Karina, amenée à croiser la route de Raoul, fils du célèbre capitaine de char Tonio, lui aussi en révolte contre l'autorité qui le prive de libre-arbitre, est le personnage central de ce roman où gronde la révolte.

La Grande Course de chars à voiles s'inscrit aussi bien dans le registre de la fantasy par la peinture de ce lointain futur que dans celui de la science-fiction, quand bien même celle-ci n'est présente que dans de discrètes allusions technologiques, comme les Petits Amis à l'intérieur de Karina, à l'évidence des nanomachines qui suppriment la douleur ou régulent l'humeur. Mais ce roman généreux, sensible, chatoyant, est propre à séduire tous les publics par sa dimension poétique et sa profonde humanité. Il y a du Cordwainer Smith dans ce vaste cycle, ne serait-ce qu'à travers le personnage de Karina qui rappelle C'mell, et, l'air de rien, Coney distille à sa façon des thèmes qu'il a traité de façon radicalement différente dans des romans à l'opposé de cette épopée.

Repris dans la collection qui l'a présenté aux lecteurs français, le cycle, cette fois du Chant de la Terre réédité dans l'ordre, achève de réhabiliter Michael Coney, un auteur injustement tenu dans l'oubli depuis une vingtaine d'années.

Claude ECKEN

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