Paul SCHEERBART
OTHELLO
19,90 €
Critique parue en juillet 2024 dans Bifrost n° 115
La littérature de langue allemande regorge de curiosités pouvant se rattacher, de près ou de loin, à l’Imaginaire. C’est le cas de cette Grande révolution signée Paul Scheerbart (1863-1915). De cet auteur prolifique en son temps, pacifiste convaincu qui se serait laissé mourir au cours de la Première Guerre mondiale, seule une petite partie de l’œuvre a été traduite en français ; citons surtout Lesabéndio (cf. Bifrost n°84), sous-titré « un roman d’astéroïdes », le plus proche des mauvais genres qui nous intéressent.
Avec La Grande révolution, sous-titré pour sa part « roman lunaire », Scheerbart nous emmène, eh bien, sur la Lune. L’astre est ici peuplé d’êtres singuliers : ils possèdent un corps sphérique surplombé d’une tête en forme de betterave, ils se reproduisent en allant dans les Grottes de la mort, ils débattent de tout, tout le temps, et leur principale occupation est d’observer la Terre au moyen d’une myriade de télescopes. Ce qui se trouve sur la face cachée du satellite, ces Luniens l’ignorent, mais certaines hypothèses supposent l’existence d’un gigantesque diamant pouvant servir de lentille géante, afin de concevoir un autre télescope pour observer cette fois les étoiles. Mais pourquoi tourner ses regards vers l’ailleurs alors que la planète d’en face reste si fascinante ? L’un d’entre eux lance un pari : tabler sur le désarmement complet de la Terre dans les prochaines années.
Plaidoyer pacifiste d’un côté, La Grande révolution est de l’autre une véritable expérience de xénopensée, Scheerbart imaginant des extraterrestres aux conceptions étrangères. Il est tout à fait possible de se laisser porter par cette aventure curieuse dans un monde étrange, aux enjeux plus ou moins abstraits, ou bien de rester en marge — la traduction, proche de la VO, appuiera cet effet de distance. Par bonheur, les deux postfaces de Pacôme Thiellement et Théo Delambre permettent de mieux saisir l’ambition et les marottes de Paul Scheerbart. La seconde essaie justement de comprendre pourquoi l’écrivain et son œuvre ont sombré dans l’oubli. À réserver aux curieux.
(Au rang des petits regrets, on pourra déplorer, en vrac, une couverture peu engageante, une 4e de couverture qui omet de mentionner la postface de Théo Delambre, une maquette intérieure où l’interlettrage bugue par endroit.)