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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2017 dans Bifrost n° 88

De même que La Grève s’ouvre par une question énigmatique – « Qui est John Galt ? » –, on débutera cette chronique par une interrogation : qui est Ayn Rand ? Pas sûr, en effet, que cette polygraphe étasunienne (1905-1982) soit connue des bifrostien.ne.s. À moins qu’elles et ils ne soient aussi cinéphiles, tendance Cahiers du cinéma. Le film Le Rebelle (1949) de King Vidor – tenu pour l’un des sommets de l’âge d’or hollywoodien – fut en effet scénarisé par Ayn Rand d’après son deuxième roman, La Source vive (Plon). Le nom d’Ayn Rand sonnera aussi familièrement aux oreilles des féru.e.s d’histoire des idées. Hormis des romans et du théâtre, l’auteure de La Grève a en effet écrit des essais dont La Vertu d’égoïsme (Les Belles Lettres). Ayn Rand y définit l’Objectivisme, une philosophie aux implications éthiques et politiques. Parmi ses idées essentielles, l’Objectivisme compte la dénonciation absolue de l’altruisme. Considéré comme une erreur intellectuelle et morale, le souci de l’autre ouvre dans la perspective randienne une voie périlleuse amenant in fine au totalitarisme. À l’altruisme, l’Objectivisme oppose « l’égoïsme rationnel », faisant d’une approche strictement individualiste de l’existence la seule voie possible vers la liberté et le bonheur. Ce libéralisme radical – dont se réclament actuellement les « anarcho-capitalistes » libertariens ou bien encore les tenants du transhumanisme – sous-tend le roman lui-même extrême qu’est La Grève.

Se déployant sur presque 1400 pages, cette inscription de la pensée randienne dans un cadre fictionnel ambitionne rien moins que de doter l’Objectivisme d’une mythologie. Pour ce faire, Ayn Rand bâtit un récit polygénérique empruntant aussi bien aux formes fondatrices de l’Imaginaire qu’à ses déclinaisons modernes. Concernant celles-ci, La Grève — paru en 1957 – s’inscrit ainsi dans la vague dystopique répondant aux bouleversements de la première moitié du xxe siècle. En un futur que l’on suppose proche, Ayn Rand dépeint un monde dans lequel les nations sont devenues autant de «  Républiques populaires ». Sous couvert d’un étatisme généreux, leurs gouvernements en ruinent inexorablement les économies, amenant peu à peu leurs sociétés vers l’effondrement. Très rares sont celles et ceux ayant pris conscience de la catastrophe en cours. Parmi ces élu.e.s, on compte aux États-Unis Dagny Taggart – la dirigeante d’une société ferroviaire – et Hank Rearden, magnat de la sidérurgie, par ailleurs inventeur d’un métal inédit qui confère à La Grève une tonalité science-fictionnelle. Les protagonistes de La Grève sont traité.e.s sur un mode héroïque – Ayn Rand convoque à leur propos la figure de Prométhée –, voire super-héroïque. Dagny et Hank ont parfois des allures de Diana Prince et de Clark Kent de la grande entreprise. Comment ces deux incarnations exemplaires de la philosophie randienne sauveront-elles le monde ? En rejoignant une communauté olympienne de capitaines d’industrie, d’intellectuels et d’artistes fondée par le mystérieux John Galt. Alors utopique, La Grève dessine le projet d’une aristocratie (ultra) libérale, seule à même de ramener l’humanité sur la voie du progrès… C’est une singulière mythologie que constitueLa Grève : « ces tartufes de travailleurs sociaux [et] ces voleurs de fonctionnaires » y représentent « le mal à l’état pur » tandis que se forge une nouvelle « Atlantis » sous le «  signe du dol lar ». Faute d’y adhérer, on peut s’arranger de pareille vision du monde, d’autant plus que La Grève est souvent porté par un souffle expressionniste certain. Mais lorsque pendant des dizaines de pages, le roman se mue en exposé didactique de l’Objectivisme, l’ennui risque de guetter, voire même de frapper… Libre à chacun.e – histoire d’être in fine randien – de déterminer si la lecture au (très) long cours qu’est La Grève est (ou pas) tentante.

Pierre CHARREL

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