Mary STEWART
LIVRE DE POCHE
672pp - 7,60 €
Critique parue en mai 2006 dans Bifrost n° 42
Sincèrement, je suis entrée dans ce livre à reculons… et j'en suis ressortie à regret. Le rédac'chef m'avait dit : « Je te préviens, c'est encore un truc avec Merlin… », et je m'en étais farci plus que ma dose. J'étais prête à assassiner l'auteur, trucider Merlin et incendier toute l'Angleterre, pointe de la Bretagne comprise, pour ne plus en entendre parler ! Si si. Mais c'était avant de réaliser combien cette œuvre change agréablement des autres. On la qualifierait même de novatrice, pour peu qu'on oublie qu'il s'agit-là d'un texte vieux de plus de trente ans, salué d'ailleurs en son temps d'un Mythopoetic Award du meilleur roman (tout de même…).
Le plus notable, c'est que l'auteur n'abuse pas des poncifs propres au domaine « bretonnant », avec chapeau pointu, robe noire à paillettes et pouvoirs surnaturels. Il est ici question de l'enfance de Merlin, avant en fait qu'il ne devienne vraiment « mythique » et se mêle à la légende arthurienne. Myrddin Emrys (le vrai nom de la star des magiciens) se défend justement de disposer de pouvoirs surnaturels et se situe très loin de l'image traditionnelle du jeteur de sorts. Il se présente juste comme doué d'une faculté « prémonitrice » très floue qu'il ne maîtrise absolument pas. En revanche, il admet être un excellent ingénieur et fort bien connaître les ressources des plantes.
Entièrement écrit à la première personne du singulier, cette « autobiographie » se veut à la fois un témoignage sur l'histoire politique du pays et une démystification du « mythe de l'enchanteur ». Au fil d'un texte qui s'attache surtout au personnage d'Ambrosius, roi d'Angleterre, et de son frère, le futur Uther Pendragon, Merlin explique aussi comment il s'est trouvé tout à fait par hasard élevé au rang de magicien par les croyances populaires. L'une des grandes transgressions par rapport à la tradition rapportée, c'est que l'auteur nous donne le nom du père de Merlin, ce qui nous change du poncif selon lequel il serait né d'une créature surnaturelle, d'un elfe ou d'un démon, ou plus simplement sans père.
L'œuvre humanise donc le personnage mythique, le désacralise, le descend du traditionnel piédestal entouré de fées. Il en fait un homme au destin exceptionnel et sans doute hors du commun, plutôt que de le ramener, comme il l'est si souvent, à un banal magicien à la Walt Disney. À l'heure actuelle, vu le nombre de textes s'inspirant de la « matière de Bretagne » bons à foutre à la poubelle, avouons que c'est plutôt rafraîchissant (non, je ne donnerai pas de titres — et puis si, tiens, juste un, critiqué dans l'avant-dernier Bifrost : Le Langage des Pierres de Robert Carter).
Bon, je vous raconte un peu la vie de Merlin, rien que pour vous donner envie… Fils bâtard de Dame Niniane, la fille du roi de Galles, Myrddin Emrys est mal vu à la cour, surtout par son oncle Camlach. À la mort du roi, lorsque celui-ci se prépare à monter sur le trône, il s'enfuit, pensant à juste titre que sa vie est menacée. Il trouve refuge sur un bateau qui l'emmène en Bretagne, vers Ambrosius, exilé en France, mais avec la secrète ambition de regagner un jour le royaume dont on l'a spolié. Rencontrant Ambrosius par un heureux hasard, il gagne sa confiance avant de comprendre qu'il est en réalité son fils. Il se met à son service, devenant un ingénieur de talent, un espion, et aussi un devin, quand ses visions le prennent. Ce sont ces quelques visions qui lui valent d'être considéré comme un prophète, car il prédit la victoire du dragon rouge — l'emblème d'Ambrosius — sur le dragon blanc des Saxons. Il devient le « porte-bonheur » de l'armée, et annonce aussi l'avènement d'Ambrosius à la tête de l'Angleterre. À la mort de ce dernier, il se met au service d'Uther, tout en restant isolé dans la grotte de celui qui fut son maître dans sa jeunesse en matière de sciences naturelles, Galapas, grotte dans laquelle se trouve la petite alcôve remplie de cristal dans laquelle il avait eu sa première vision. Il va en particulier aider Uther Pendragon à concevoir — de manière adultère —, celui qui deviendra le roi Arthur, dont il pressent que le destin sera exceptionnel…
Comme vous le voyez, on est loin de la tradition. Et du coup, on est à la limite de la fantasy : le livre est presque un « inclassable ». Ce n'est pas un roman purement historique, mais pas vraiment de la fantasy non plus, car aucun recours à la magie ou à des personnages surnaturels n'intervient. C'est sans aucun doute ce qui fait son originalité. Il n'entre dans la fantasy que par la présence du personnage de Merlin, et donc de l'image mythique qui lui est accolée, ce qui renforce encore, a contrario, le réalisme de l'autobiographie. Finement joué…
L'écriture est excellente, en outre, fluide, équilibrée, superbement traduite, et sert parfaitement la nouveauté du propos. On ne s'ennuie pas une minute, et on attend avec impatience le second volume, pour voir comment l'auteur gère les grandes « icônes » de l'histoire de Merlin dans la légende arthurienne, et en particulier celle de la fée Viviane.
On exprimera toutefois un regret : coller une couverture aussi moche sur un livre comme ça, ça relève du crime. Certes, Calmann-Lévy n'est pas (plus) un éditeur habitué aux codes des littératures de genre, mais là, franchement, y a de l'abus ! L'auteur risque bien de devoir ajouter à son palmarès le Razzy de la pire couverture de l'année ! Mais quoi… Dites vous que, une fois dans votre bibliothèque, on ne verra plus que la tranche… Enfin, dernière chose : on conseillera aux amateurs du genre de lire également, histoire de cultiver le parallèle, Le Pas de Merlin de Jean-Louis Fetjaine (Pocket), excellent roman lui aussi, mais dans une veine un peu plus « traditionnelle », qui fait remarquablement pendant au texte de Mary Stewart. Deux en un ! Bonne lecture !