Sans doute moins connu dans nos contrées, même s’il apparaît comme un acteur incontournable de la scène littéraire tchèque des années 1920-1930, Karel Capek fait figure de précurseur dans le domaine de la proto-SF européenne. Un auteur au moins aussi important que H. G. Wells, Rosny Aîné, Mau-rice Renard, Jacques Spitz ou Régis Messac, et dont la postérité a retenu surtout la paternité du terme robot, dérivé du tchèque robota (corvée), apparu pour la première fois au théâtre dans la pièce R.U.R. (Rossum’s Universal Robots, 1920).
Paru en 1936, La Guerre des salamandres suit peu ou prou un schéma proche de celui de R.U.R., tant du point de vue stylistique que thématique, les robots étant remplacés ici par l’espèce intelligente des salamandres. Karel Capek y déploie le même point de vue satirique, teinté d’humour noir, prenant pour cible les gesticulations pathétiques de ses contemporains. Son propos gagne juste en ampleur, s’étendant au monde entier pour se focaliser sur la géopolitique du milieu des années 1930.
L’argument de départ a le mérite de la simplicité. Le capitaine d’un navire de commerce découvre sur une île isolée de l’archipel de la Sonde l’existence d’une espèce animale inconnue. Confinée dans une baie retirée, une bestiole grégaire prolifère dans l’indifférence générale, maudite par les autochtones et chassée par les requins. Comme cette créature semble douée de raison — elle construit des digues sous-marines, creuse le rivage pour s’y abriter et utilise les outils qu’on lui donne —, le capitaine voit rapidement le parti qu’il peut tirer d’elle, en particulier pour la collecte des perles. De fil en aiguille, sa petite entreprise devient une grosse société dont les associés monopolisent cette population amphibienne prolifique, taillable et corvéable à merci. Flairant la bonne affaire, le Salamander Syndicate s’empresse de louer les services de ses salamandres aux différentes nations, disséminant l’espèce sur toutes les côtes et provoquant un boom économique mondial. Converties en ouvriers et en soldats par des pays avides de puissance et de croissance, les salamandres s’adaptent à leurs nouvelles conditions de vie et apprennent beaucoup au contact des humains, surtout leur savoir pratique, technique et utilitaire. Et l’humanité ne pressent pas que le péril vient de la mer…
La Guerre des salamandres est un prétexte pour mettre en lumière les travers de l’Homme. Dans un registre n’étant pas sans évoquer celui du conte philosophique, Karel Capek se livre à un joyeux dynamitage de la civilisation humaine. En effet, bien peu de domaines échappent à sa plume ironique et un tantinet surannée — ce qui fait également son charme. Nationalisme mortifère des Etats, culte de la pureté et du surhomme nazi, tentation totalitaire du communisme, querelles stériles de la Science, goût pour le sensationnel de la presse, futilité de l’industrie cinématographie, opportunisme à court terme du capitalisme, dérives sectaires et artistiques, Capek brocarde tout ce petit monde avec une verve fort réjouissante.
La Guerre des salamandres appartient à la même génération que La Guerre des mouches de Jacques Spitz (réédité en 2009 dans l’omnibus Joyeuses apocalypses, chez Bragelonne) et Quinzinzinzili de Régis Messac (dernière édition chez l’Arbre vengeur, 2007). Même s’il achève son roman par une touche plus optimiste, pour ne pas dire moraliste, Karel Capek partage avec ces confrères un état d’esprit semblable, comme une douloureuse certitude : l’humanité s’achemine vers sa perte, ou du moins vers une conflagration mondiale apocalyptique. Une prémonition confirmée dans les faits par la Seconde Guerre mondiale…
Bref, on ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage patrimonial. Une œuvre salutaire, sincère et finalement encore très contemporaine dans son constat et les réflexions accablées qu’elle suscite.