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Les critiques de Bifrost

La Guerre du pavot

R.F. KUANG
ACTES SUD
576pp - 24,00 €

Critique parue en octobre 2020 dans Bifrost n° 100

À en croire l’éditeur, le premier roman de la jeune autrice sino-américaine Rebecca F. Kuang (le premier d’une trilogie ?) se trouverait à mi-chemin entre « Harry Potter » et le grimdark – le genre de grand écart facial qui rendrait Jean-Claude Van Damme jaloux.

Pourtant, il y a bel et bien de cela dans l’épopée de Rin, orpheline de guerre élevée (exploitée…) par des trafiquants d’opium, et qui échappe à un mariage forcé en réussissant contre toute attente le concours lui permettant d’intégrer l’académie militaire de Sinegard, la plus prestigieuse de l’empire de Nikara. Là, elle passe par toutes les cases du roman initiatique potteresque, en condensé – avec les clichés associés : rivalités estudiantines, profs favorables et hostiles, leçons de sagesse par un mentor excentrique qui lui révèle la réalité du shamanisme, dans un empire qui prétend que rien de la sorte n’existe. Tandis que plane toujours et partout l’ombre d’un passé encore récent qui ne demande qu’à être exhumé.

Et donc la guerre reprend entre l’empire et la Fédération de Mugen, petit archipel rival en forme d’arc – ce qui ne surprend absolument personne. Rin, associée à une unité hors cadre d’assassins dotés de pouvoirs magiques, une unité regardée de haut par les légions plus conventionnelles de l’empire, découvre bientôt combien la guerre est horrible – et cela ira de mal en pis jusqu’à la conclusion du roman, en une succession d’épisodes tous plus nauséeux (mais efficaces) les uns que les autres.

La jeune autrice ne brille sans doute pas par le style (et on regrettera que la traduction soit saturée d’anglicismes sonnant faux et nuisant à l’immersion : cool, loser, leader, etc.), mais elle sait raconter une histoire. On s’attache à Rin, avec ses défauts, et le roman se lit tout seul, de manière très fluide et palpitante. Les épisodes les plus horribles sont aussi probablement les plus brillants, qui nouent véritablement le ventre – ce qui, mine de rien, n’est pas si facile.

Pourtant, La Guerre du pavot a quelque chose de troublant, une dimension qui parlera plus ou moins aux lecteurs selon leur expérience personnelle. En effet, tout dans cet univers est incroyablement transparent dans son caractère allégorique. Qu’importe la carte en tête d’ouvrage, nous savons que nous avons ici la Chine, là le Japon. Les noms maquillés n’y changent pas grand-chose – quand seulement ils sont maquillés, et ça n’est pas toujours le cas : des modèles antiques Bodhidharma et Sunzi aux symboles plus contemporains que sont le Barrage des Quatre Gorges ou ce directeur d’un ersatz d’Unité 731 (un peu anachronique, d’ailleurs ?), qui s’appelle tout bonnement Shiro… Tout ou presque fait référence, pas tant aux guerres de l’Opium, en dépit du titre, qu’aux deux guerres sino-japonaises, et surtout à la seconde, avec son cortège d’atrocités commises par l’armée nippone, incluant le Massacre de Nankin (scène véritablement insoutenable) et les « femmes de réconfort ». On peut se demander à quoi bon écrire un roman de fantasy, dans ces circonstances… On peut aussi admettre un certain malaise, pas seulement devant le récit de ces atrocités, mais aussi devant l’optique très manichéenne du roman, dans lequel les « Japonais » sont systématiquement répugnants. À vrai dire, la principale exception à ce procédé général d’un univers outrancièrement décalqué du nôtre, est l’implication desdits « Japonais » dans l’équivalent local des guerres de l’Opium, là où les Occidentaux (les « Hespériens »…) n’en sont pas seulement exemptés, mais sont même décrits comme des sauveurs (?!) : dans notre monde, c’est peu dire que les choses se sont passées diffé-remment… Que la principale divergence par rapport à notre histoire mondiale porte précisément sur ce point, et charge encore la barque contre les haïssables « Japonais », a de quoi laisser perplexe – au mieux. Sans doute la conclusion (terrifiante) du roman n’est-elle pas présentée comme une victoire morale – et Rin y a quelque chose d’un Anakin Skywalker qui achève de décevoir dans la douleur son Obi-Wan Kenobi… Mais, disons-le : si vous voulez lire un récit de SFFF subtil et intelligent portant sur les atrocités commises par l’armée japonaise dans les années 1930 et 1940, lisez plutôt L’Homme qui mit fin à l’histoire, l’excellente novella de Ken Liu (Le Bélial’). La Guerre du pavot se lit bien et n’est pas sans atouts, mais ce roman ne brille vraiment pas par la nuance… au point où c’en est parfois inquiétant.

Mais peut-être était-ce le propos, après tout ; et peut-être la suite des opérations nous éclairera-t-elle davantage sur que ce voulait faire R. F. Kuang au juste dans ce premier opus. Potentiellement une autrice à suivre, après ce coup d’essai qui fonctionne plutôt bien, mais on réservera encore son jugement global de l’entreprise et de sa pertinence pendant quelque temps.

Bertrand BONNET

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