De Fritz Leiber, si beaucoup connaissent le « Cycle des Épées », les aventures de fantasy de Fafhrd et du Souricier Gris dans le monde de Nehwon, on connaît moins le cycle de « La Guerre des modifications » / « La Guerre uchronique ». Constat logique quand on sait que, alors que le « Cycle des Épées » fut régulièrement réédité, celui de « La Guerre des modifications », publié au Masque « Science-Fiction » à la fin des années 70, ne le fut jamais. Mnémos, au sein de sa collection d’intégrales, nous propose aujourd’hui ce qui ressemble fortement à une édition définitive : tous les textes du cycle sont présents, y compris la nouvelle inédite « Mouvements du cavalier », dans des traductions révisées par Timothée Rey, le grand ordonnateur de ce volume, qui se fend d’un appareil critique considérable, et complète les textes du canon par des nouvelles apocryphes ou connectées thématiquement au cycle.
Mais qu’est-ce donc, au fait, que la Guerre Uchronique ? L’histoire des Serpents et des Araignées, deux clans qui luttent pour le contrôle de l’univers, quels que soient les époques et les lieux auxquels on se situe : on parle bien d’un passé et d’un futur très éloignés, et de planètes aux confins de l’univers. Pour assurer sa domination, chaque camp tente de modifier le passé pour que, par ricochet, l’ensemble de la trame temporelle favorise sa faction. Mais cela n’est pas chose aisée, car la Loi de la Conservation de la Réalité est là qui amortit très vite les turbulences temporelles : même avec le séisme de la plus grande magnitude, difficile de créer davantage qu’un battement d’ailes de papillon. Aussi, sans relâche, Serpents et Araignées enrôlent de nouveaux membres, et modifient la trame. Ce motif global nous est expliqué dans la pièce centrale de la saga, L’Hyper-Temps, roman qui porte la marque la plus évidente de Leiber : l’intrigue se passe dans une Station de Récupération, un lieu pas ou peu soumis aux modifications uchroniques, et ou des Amuseurs et des Amuseuses s’occupent du repos des guerriers. L’intégralité du roman observe strictement les trois règles d’unité (de lieu, d’action et de temps, chose étonnante pour un cycle traitant de voyage dans le temps). Leiber est issu du milieu du théâtre, ses parents furent acteurs dans une troupe shakespearienne, où il officia également, et le théâtre, comme thème récurrent ou dispositif de narration, est l’une des constantes de son œuvre. Ce roman avait en son temps déstabilisé les lecteurs de Fiction, qui ne comprenaient pas nécessairement où Leiber voulait en venir ; pourtant, il s’agit là d’une sidérante vue sur un univers profondément original, décrit avec une distanciation un brin sarcastique, comme souvent chez Leiber.
On retrouve les personnages de L’Hyper-Temps dans « Nul besoin de grande magie », qui pousse l’aspect scénique encore plus loin, puisque le décor est cette fois-ci un vrai théâtre ; théâtre un peu particulier, il convient de le signaler. S’intercalent entre ces deux textes majeurs plusieurs nouvelles ; on en dénombrera six qui font très clairement partie du cycle, s’attachant à nous décrire l’enrôlement des nouveaux combattants ou le principe fondamental de la Conservation de la Réalité. Finalement, on ne voit pas beaucoup de champs de bataille, dans « La Guerre uchronique ». Rien de surprenant à cela : pour Leiber, et comme au théâtre, tout se passe en coulisses.
L’ouvrage se clôt par huit nouvelles supplémentaires qui, sans s’inscrire pleinement dans le cycle, s’y rattachent par leurs thématique : on y croise le motif de l’araignée, le chiffre huit, des créatures extraterrestres qui semblent proches de celles décrites ou suggérées dans le canon de la série, et quelques effets des Vents du Changement. À ce propos, on signalera que le titre original de la saga est « The Change War ». S’il avait été jusqu’à présent traduit par « La Guerre des modifications », ou « La Guerre modificatrice », il est devenu « La Guerre uchronique » pour la présente édition ; à mon sens, le premier titre français est plus fidèle à l’esprit de Leiber : il ne s’agit pas ici de nous livrer une uchronie en bonne et due forme (hormis pour certains textes comme « Dernier zeppelin pour cet univers »), mais bien de décrire un combat où chacun se livre à de petits changements de ligne temporelle qui façonnent peu à peu la trame présente.
On ne saurait conclure cette chronique sans saluer le travail de Timothée Rey sur cet ouvrage : en plus d’en être l’anthologiste, il se fend d’une préface, d’un glossaire, d’une quantité de notes hallucinante (qu’on consultera pour y découvrir des prolongements sur les écrits de Leiber) et d’une énorme et érudite étude sur le motif des Serpents et des Araignées dans l’œuvre de l’auteur. Sans oublier la révision de l’ensemble des traductions, et la traduction des quatre inédits – un dernier point perfectible, sans doute, même si le rendu semble plus fidèle aux textes originaux que pour les rééditions, dues à un assemblage hétéroclite de traducteurs, d’où un sentiment d’hétérogénéité et quelques incohérences.
Ce gros volume rend donc enfin justice à un pan méconnu de l’œuvre de Fritz Leiber, créateur protéiforme aussi à l’aise en science-fiction (« La Guerre uchronique », donc, mais aussi Le Vagabond) qu’en fantasy (le « Cycle des Épées ») et en fantastique (Notre-Dame des Ténèbres et de multiples nouvelles). Depuis quelques années, on assiste à la réédition de plusieurs de ses textes, et si on avait pu se montrer dubitatif sur la réédition récente de Ceux des profondeurs, splendide texte lovecraftien proposé chez Hélios avec une vacuité éditoriale proprement scandaleuse, on ne peut ici que s’incliner devant le travail monumental ayant présidé à cette édition. De quoi se réjouir, en somme, même s’il reste pas mal de textes majeurs à rééditer, sans même parler des inédits. Avis aux amateurs !