De plus en plus rares, et souvent atypiques, les vrais chefs-d'œuvre sont par essence de jolies promenades en marge des chemins traditionnels. Si la littérature de l'imaginaire peut s'enorgueillir d'en produire quelques-uns, force est de reconnaître que ces exemples se fichent éperdument du carcan des genres, explorant des terrains tout sauf évidents. Exploration alternative d'une réalité profondément déprimante, La Horde du contrevent en est le plus parfait exemple. Livre monde, livre de résistance et ovni littéraire aussi curieux que passionnant, le roman d'Alain Damasio franchit toutes les frontières sans se préoccuper le moins du monde d'appartenir à quoi que ce soit.
De par son ambition assumée et sa flagrante originalité, La Horde du contrevent fait partie de ces textes qui s'adressent de fait à tout le monde. Beaucoup plus proche de Deleuze que d'Asimov, son auteur ne fait pas dans la demi-mesure. Construction narrative aussi magnifique que déroutante, La Horde du contrevent relève du long poème en prose comme de l'allégorie politique, l'ensemble traitant de l'éternelle question du dépassement. Et par dépassement, il est clairement (et même dialectiquement, soyons fous) question d'atteindre l'inconnu, de trouver un sens à l'existence en touchant les bords d'un monde singulier, entièrement issu de l'imagination d'un auteur à part. Ajoutez à cela l'excellente idée d'une bande originale composée par Arno Alyvan, et vous obtenez non pas un livre univers, mais un livre entier, pluridisciplinaire, à lire, à écouter, à regarder et finalement (c'est là qu'est tout l'intérêt) à méditer…
Sur une terre plate (pour simplifier), 23 personnages sont décidés à rejoindre l'extrême-amont, le bord du monde, la réponse à la grande question. Tous développés avec précision, humour et une certaine forme de chirurgie littéraire impeccablement complétée par la décidément très bonne musique d'Arno Alyvan, ces 23 personnages (pour ne pas plagier les anglais et parler de « characters ») forment la 34e horde du contrevent. Selon la formule classique qui veut que la somme des parties soit supérieure au tout, la horde du contrevent s'embarque pour un voyage initiatique que Nicolas Bouvier pourrait parfaitement définir avec sa malice habituelle : on ne fait pas un voyage, c'est le voyage qui vous fait… Et vous défait.
Avec une plume tour à tour conceptuelle, magnifique, difficile et limpide, Alain Damasio promène son lecteur de surprises en agacements, d'émerveillements en stupéfaction, via une narration décalée ou éclatée. Se sortir de 23 personnages n'est évidemment pas chose facile, s'imposer un tel défi littéraire tient tout autant de l'exploit que du masochisme le plus brutal (une phrase que l'on appliquera également à l'éditeur tout en le félicitant chaleureusement pour son courage et sa prise de risque), mais Alain Damasio sait où il va. Exigeant, prétentieux au sens le moins péjoratif, délicat et somme toute complètement barré, il retombe toujours sur ses pattes et signe ici un travail unique. Non, La Horde du contrevent ne plaira pas au lectorat traditionnel de S-F. Oui, le livre en agacera plus d'un. Mais les autres, ceux qui aiment la littérature parce qu'elle explore de nouveaux territoires, ceux-là mêmes seront séduits et emballés par un voyage surprenant, magique et parfaitement incorrect. Dès lors, on ne peut que saluer ce genre de pari, aussi invraisemblable qu'improbable, mais dont la saveur particulière nous rassure sur la santé de la création littéraire.