Stephen KING
LIVRE DE POCHE
256pp - 8,30 €
Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80
A l’origine de ce roman, il y a une proposition faite à Stephen King par son agent, Ralph Vicinanza : écrire, à la manière de Charles Dickens, un roman-feuilleton « à l’ancienne », où les lecteurs connaîtraient le début de l’histoire alors même que sa fin n’est pas encore écrite. Stephen King, en homme de défis, accepta le challenge, et il en résulta La Ligne verte, roman en six livraisons mensuelles, que King souhaita en outre voir publié dans les différents pays au sein de la collection la moins chère (en France, Librio fut ainsi choisie).
Alors qu’il passe ses vieux jours au sein d’une maison de retraite, Paul Edgecombe écrit ses mémoires et narre notamment les événements exceptionnels qui sont advenus durant l’année 1932. A cette époque, il était le chef du bloc E du pénitencier de Cold Mountain, le quartier des condamnés à mort surnommé « la Ligne verte » à cause de la couleur du linoléum qui recouvrait le sol. Lui et ses adjoints avaient la lourde tâche d’accompagner les condamnés jusqu’à la chaise électrique. Aussi, quelle que fût l’atrocité du crime commis, le mot d’ordre était de les traiter de manière humaine, pour éviter tout problème et ne pas surcharger inutilement une atmosphère déjà bien tendue. Paul pouvait compter sur ses adjoints, mais devait gérer le cas du gardien Percy Wetmore, jeune blanc-bec au bras long fasciné par le mode d’exécution. Paul se souvient bien de 1932, car cette année-là John Caffey (« comme la boisson, sauf que ça s’écrit pas pareil ») arriva au pénitencier : un colosse noir, coupable d’avoir tué deux fillettes, et qui prétendait « ne pas avoir pu faire autrement ». Un homme paradoxalement doué d’un incroyable pouvoir de guérison. C’est aussi en 1932 que Percy Wetmore commit l’irréparable…
En 1996, date de la parution de La Ligne verte, King a déjà pas mal d’années d’activité derrière lui, on ne sera donc guère surpris par la qualité de la narration, qui sait introduire les éléments progressivement, tout en tricotant les relations entre les différents personnages. Ainsi, le caractère des uns et des autres, les événements survenus, l’étrange pouvoir de John, tout cela constitue un ensemble logique, cohérent, dont les différentes parties résonnent entre elles. Le traitement des allers-retours entre le présent et le passé est impressionnant : alors que le lecteur pensait simplement avoir affaire à un récit en flashbacks, il s’aperçoit progressivement que les scènes dans la maison de retraite sont aussi importantes que celles de 1932, et permettent au passage à King de disserter sur la manière de raconter le plus efficacement une histoire. L’intégration des résumés de l’intrigue au début de chacun des épisodes 2 à 6, que King dit inspirée de l’œuvre de Dickens, est également une merveille d’intelligence. Et cette leçon d’écriture acquiert d’autant plus de force qu’elle sait se faire discrète. Simple comme bonjour ? Pas si sûr : de longues années de pratique, vous dit-on.
L’autre aspect qui caractérise ce roman, c’est la profonde humanité qui s’en dégage. Le bloc E représente pour les condamnés les derniers instants avant la mort et, pour les matons, une tension de tous les instants, car ils sont régulièrement confrontés à des hommes extrêmement violents. Les sentiments humains sont ainsi exacerbés, et la meilleure réponse à apporter est d’essayer de conserver un calme (de façade, au moins) permanent, ce à quoi peut contribuer l’humour. Paul et les siens alternent ainsi, comme dans un yo-yo, les moments de franche rigolade et de camaraderie, et les instants nettement plus dramatiques (les tentatives répétées de William Wharton, la méchanceté crasse de Percy…). King, encore une fois, dose parfaitement ses effets, et nous fait passer du rire aux larmes en quelques lignes, entre les pitreries de Mister Jingles, la souris intelligente, et la maladie atroce qui s’empare de la femme du directeur de la prison. Ce rollercoaster émotionnel ne laisse pas indemne, et même s’il fait la part belle aux bons sentiments, on est chez King, il contient donc sa dose de méchanceté sardonique.
Et le fantastique, dans tout ça ? Il est au cœur du roman, via le pouvoir de John. Son utilisation semble tracée à l’avance, et s’avère donc assez prévisible (Caffey guérit untel, puis untel, puis untel…) jusqu’au moment où King prolonge de manière inattendue son propos. Difficile de dire s’il avait cette idée en tête dès le début de la rédaction, qu’il a vraiment effectuée en six fois, mais si cela n’était pas le cas, sa narration rattrape merveilleusement le coup et nous fait considérer ces développements comme coulant de source.
La Ligne verte fut adaptée au cinéma par Frank Darabont, pour ce qui est l’un des meilleurs films tirés de l’œuvre de King. Sans atteindre la subtilité du livre (quelques effets grandiloquents sont malvenus), il reste fidèle et peut compter sur un casting impressionnant, dont on retiendra bien évidemment Tom Hanks dans le rôle d’Edgecombe, mais aussi le toujours impeccable David Morse et la révélation Michael Clarke Duncan dans la peau de John Caffey.
Plaidoyer contre le racisme et la peine de mort, formidable leçon d’écriture, galerie de personnages inoubliables, plongée dans l’âme humaine dans tout ce qu’elle a à la fois de beau et d’affreux, La Ligne verte est assurément l’un des tout meilleurs romans de Stephen King.