Longtemps chroniqueur au quotidien Le Monde en charge des littératures de l’Imaginaire, Jacques Baudou est bien connu des amateurs. Cette fois, il passe de l’autre côté et entre dans le domaine des créateurs. Avec ce court roman, il y réussit de bien brillante manière.
L’objet proposé par l’éditeur est plaisant, avec sa couverture cartonnée revêtue d’une jaquette à l’esthétique remarquable qui évoque le bois de Ryhope cher à Robert Holdstock, ou la forêt d’épines de La Belle au Bois Dormant, et dont le graphisme agrémente joliment les pages intérieures.
J’ai envie de dire que l’on sent la patte du critique dans une volonté de rechercher le zéro défaut. Nickel chrome sur toute la ligne. La Lisière de Bohême est un premier roman, certes, mais c’est le roman d’un lecteur très expérimenté. C’est aussi, à la manière de Morwenna de Jo Walton, un roman plein d’allusions et de citations à travers lesquelles Jacques Baudou rend hommage à toute une littérature qu’il adore.
Comme le titre n’en fait point mystère, La Lisière de Bohême est une fantasy sylvestre. C’est un roman paisible, tranquille. Loin des fureurs habituelles du registre — à moins qu’il ne s’agisse de fantastique, à la lisière des genres. L’explication finale de la coda se veut même SF. Si cette histoire de fantômes flirte avec les genres, elle est surtout proche d’une littérature blanche, intimiste et plutôt minimaliste. Baudou ne cesse d’y jongler avec des mises en abîmes et des récits enchâssés.
Nulle part en France, sur le cours de la Bleigne, dans la vaste forêt qui s’étend entre Ferventes et Sognes, l’écrivain à succès Roland Darjac s’est installé dans une maison forestière pour se ressourcer. Un jour de pluie arrive Béatrice, randonneuse venue spécialement le rencontrer après avoir lu son dernier roman, L’Examen de conscience, qui est aussi le premier à contenir des éléments fantastiques. Ce roman a remémoré à la visiteuse un album illustré qui l’avait beaucoup marqué dans son enfance. Si Darjac ignore tout de l’album en question, il révèle à Béatrice que ce qui, dans son livre, ne relève pas de la fiction, contrairement à ce à quoi l’on pourrait s’attendre, ce sont les trois fantômes ! Et il les lui montre. Aux fantômes s’ajoutent les mystères d’un inaccessible manoir composite connu comme la folie Millescande qui fut jadis le théâtre d’un drame, et ceux d’un domaine tabou dont on ne parle qu’avec réticence dans la région où d’étranges phénomènes ont lieu et dont les récits nous parviennent au fil des rencontres que Roland fait faire à Béatrice. Au final, tous les éléments vont s’emboîter et trouver leur juste place.
La coda finit par tirer le livre sur les rives de la SF, on l’a dit. Peut-être Jacques Baudou se refusait-il à écarter ce genre, mais je me demande si la conclusion n’aurait pas été plus élégante sans ?
Le roman s’écoule comme un profond ruisseau, au rythme des promenades pédestres en forêt, et non seulement il n’y a pas de temps mort ni longueur, mais le livre ne se dépare jamais d’une certaine densité. Remarquablement écrit, La Lisière de Bohême ne s’adresse évidemment pas aux amateurs exclusifs de fantasy épique pleine d’action frénétique ni à ceux d’horreur, tendance gore. Il est pour ceux, en quête d’un plaisir différent, qui aiment les belles lettres comme de belles choses. Espérons qu’il trouvera son public, il le mérite.