Vonda N. MCINTYRE
J'AI LU
500pp - 13,58 €
Critique parue en novembre 1999 dans Bifrost n° 15
Tous deux épris de sciences naturelles, le père jésuite Yves de La Croix et sa sœur Marie-Josèphe, dont les parents furent exilés en Martinique, regagnent à leur façon les faveurs du roi : Yves ramène à la cour de Versailles un monstre marin vivant ainsi qu'une dépouille préservée dans de la glace, en se gardant bien de démentir les rumeurs d'immortalité dont on crédite l'espèce, secret qu'il est chargé de découvrir pour le compte du roi. Marie-Josèphe est devenue la demoiselle d'honneur d'Elisabeth-Charlotte d'Orléans, fille du frère cadet du roi, le duc Philippe d'Orléans, et de la princesse Palatine. Ses talents de musicienne et de dessinatrice, sa culture comme sa beauté la font briller à la cour. De son côté, Elisabeth-Charlotte se charge de l'instruire des usages à Versailles : Marie-josèphe est non seulement naïve et crédule mais facilement choquée par les mœurs légères des grands de ce monde.
Chargée de l'entretien de la créature et des dessins anatomiques réalisés lors de la dissection, elle découvre que la redoutable et difforme sirène est douée d'intelligence : les images qu'elle lui envoie racontent à Marie-Josèphe l'histoire de son peuple et les massacres dont il est victime par des marins cruels ou superstitieux.
Mais pour convaincre le roi d'épargner la créature, de nombreux obstacles doivent être surmontés : en tant que femme, Marie-Josèphe n'est pas censée avoir une instruction scientifique ni même une faculté de jugement qui l'autorise à débattre avec les hommes ; le pape Innocent, présent à Versailles en vue d'une réconciliation avec son cousin le roi, taxerait d'hérésie une tentative pour créditer la sirène d'intelligence, ce qui en ferait une créature divine, dotée d'une âme. Ce statut empêcherait également qu'on la dissèque comme un vulgaire animal ou qu'on en fasse un plat pour les convives du roi comme en rêve le cuisinier soucieux de se distinguer. À ces difficultés, il faut ajouter les usages en vigueur, qui n'autorisent qu'une faible marge de manœuvre et réduisent les disponibilités de chacun : il est interdit de se consacrer à ses occupations quand on est invité à se distraire à la cour et même de travailler quand le roi ne l'a pas autorisé.
Heureusement, Lucien de Barenton, un des rares aristocrates à conseiller Louis XIV fait de Marie-Josèphe sa protégée et l'aide à éviter les écueils que dressent sur sa route des adversaires travaillés par la jalousie, la concupiscence ou des intérêts contraires.
Ce captivant récit d'une tentative de sauvetage qui semble promise à l'échec est avant tout un plaidoyer pour l'ouverture aux autres, la tolérance et la liberté. La sirène n'est pas le seul symbole de ces combats : Marie-Josèphe en est un autre, qui milite pour l'égalité de la femme, l'abolition de l'esclavage, la liberté des peuples.
Le récit est en même temps une minutieuse reconstitution de la vie à Versailles au temps de Louis XIV si criante de vérité qu'on se plaît à rêver que McIntyre n'a rien inventé. L'auteur, qui force l'admiration pour la façon dont elle a restitué cette époque, a veillé à la crédibilité de son récit : le roi prend soin de faire effacer tout témoignage de la créature et de ceux qui l'ont approchée… un détail qui empêche de ranger l'œuvre parmi les uchronies comme il est indiqué sur la quatrième de couverture.
S'agit-il d'ailleurs encore de science-fiction ? Hormis la présence d'une espèce intelligente marine, plus proche du conte mythologique que de la SF proprement dite, il n'y a rien ici qui justifie l'étiquette. À part peut-être le fait que le roman a été écrit par un écrivain coutumier du genre. Ainsi on y retrouve ce regard particulier, décalé, cette faculté à appréhender des points de vue inédits, une tournure d'esprit qui autorisent à penser qu'il ne peut avoir été écrit que dans le cadre de la science-fiction.