N.K. JEMISIN
PYGMALION
400pp - 22,90 €
Critique parue en juillet 2023 dans Bifrost n° 111
La Lune tueuse est le premier tome du diptyque « Dreamblood » de la romancière américaine multi-primée N. K. Jemisin.
La Cité-État de Gujaareh connaît une paix durable grâce à la narcomancie pratiquée par le Hétawa, un ordre au service de la Déesse des Rêves, Hananja. Dans le monde des rêves, l’âme est liée au corps par un fil que les collecteurs sont capables de sectionner. Ils apportent ainsi une mort douce, pendant le sommeil, aux malades et mourants qui en font la demande, récoltant, dans le même temps, du sang onirique qui sera redistribué à ceux qui en ont besoin par les partageurs. Les collecteurs sont aussi missionnés pour purger le monde de la corruption en assassinant ceux et celles que le Hétawa désigne comme pervertis. Des gardiens de paix mais aussi des tueurs redoutablement efficaces puisque dénués de méchanceté et persuadés de faire ce qui est juste. Le Hétawa supervisant l’éducation, la loi et la santé publique, ses collecteurs ne sont donc responsables devant aucune autre autorité et opèrent en toute impunité.
Lors d’une collecte qui se déroule mal, Éhiru, loyal serviteur de la déesse, reçoit, de manière inattendue, une « parole de vérité » qui sème le doute dans son esprit. Et lorsqu’il se voit chargé de collecter Sunandi Jeh Kalawé, ambassadrice de Kisua, Cité-État voisine, il se rend compte que les motivations du Hétawa ne sont peut-être pas des plus pures.
La narration s’attache à trois personnages. Éhiru cherche à laver la corruption de son ordre. Nijiri, son disciple, tente de le protéger. Et Sunandi veut empêcher une guerre entre Gujaareh et Kisua, deux cités liées par une histoire, une culture et des croyances religieuses communes. Si Gujaareh révère la seule Hananja, Kisua reste polythéiste et juge que la première se fourvoie dans sa foi et ses mœurs. Ces protagonistes font face à des enjeux d’importance entre intrigues politiques, complots et assassinats. Bousculés dans leurs certitudes et leurs valeurs, confrontés à des dilemmes moraux, ils doivent sans cesse faire des choix aux conséquences potentiellement funestes, d’autant qu’agir avec la volonté de faire le bien ne peut suffire.
Inspiré de l’Égypte ancienne, un cadre original, rarement utilisé en fantasy, l’univers proposé par N. K. Jemisin repose sur un système de magie d’une grande cohérence, basé sur le pouvoir des rêves, fondé sur la compassion et la bienveillance, mais dévoyé par des institutions politiques et religieuses toutes puissantes poursuivant leurs propres buts. La Lune tueuse, roman sur le pouvoir et la corruption humaine individuelle et systémique, dresse le portrait fascinant – et relativement classique pour les amateurs de fantasy – du fonctionnement politique, religieux et social d’un État. La fin, ouverte, se vit comme un moment de répit, l’histoire ayant suffisamment avancé pour éviter toute frustration et donner envie de poursuivre l’aventure. Après ce premier tome satisfaisant, attendons donc de voir sur quels chemins l’autrice nous emmène…