William GIBSON, Bruce STERLING
ROBERT LAFFONT
480pp - 23,50 €
Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96
39e Worldcon. Automne 1981, Denver, Colorado. William Gibson a 33 ans et quelques manuscrits en main, mais il n’a encore rien publié. Devant quatre personnes, il lit sa nouvelle « Gravé sur chrome » et prononce publiquement pour la première fois le mot cyberspace. Bruce Sterling écoute, il sait qu’il y a là un territoire, que la révolution informatique sera plus marquante encore que l’exploration spatiale. De cette rencontre naît le cyberpunk. Une poignée d’auteurs réunis autour de Sterling, théoricien du mouvement, y participent : Gibson, le pionnier, et quelques artisans dont Lewis Shiner, Pat Cadigan et Greg Bear.
En 1990, la collaboration entre Sterling et Gibson prend la forme d’un roman écrit à quatre mains : La Machine à différences. Il ne s’agit pourtant pas de cyberpunk, du moins en apparence. Évitant les écueils de la fiction prédictive, les deux auteurs se tournent vers le passé et l’histoire alternative. La Machine à différences deviendra l’un des romans canoniques du steampunk, de l’uchronie à vapeur.
L’action se déroule en 1855 en Angleterre, le point de divergence avec l’Histoire se situant vers 1824. Charles Babbage a construit sa fameuse machine à différences, un calculateur mécanique capable de fournir des solutions approchées de fonctions mathématiques par la méthode des différences finies. Fort de ce succès, il développe sa machine analytique et fournit à l’empire britannique la première machine à calculer programmable – un ordinateur. Il s’inspire des métiers à tisser Jacquard et utilise des cartes perforées pour sa programmation ; le mouvement des pièces mécaniques est assuré par la puissance énergétique de la vapeur. Sterling et Gibson imaginent la coïncidence des révolutions industrielle et informatique, et resserrent ainsi les racines des sociétés technologiques. L’invention de Babbage a renforcé la suprématie de l’empire britannique ; savants et industriels ont pris le pouvoir à travers le parti radical, et Lord Byron est revenu de ses pérégrinations grecques pour devenir Premier Ministre tandis que Darwin a été fait Lord. L’Empire français n’est pas en reste et a de son côté construit le Grand Napoléon, le plus puissant des ordinateurs. Les États d’Amérique ne se sont jamais unis et le continent reste divisé en territoires antagonistes. Les communistes tiennent Manhattan et la République du Texas est le théâtre de conflits d’influence entre les forces franco-mexicaines et la couronne anglaise. En Grande-Bretagne, les tensions sociales restent fortes. Le luddisme, mouvement ouvrier contestataire né de l’opposition à la mécanisation des métiers à tisser, s’est tourné contre les machines de Babbage. Il a été en grande partie écrasé par le pouvoir en place, mais des poches de subversion subsistent dans cet État policier où la surveillance de masse est aidée par lesdites machines.
Si la forme se revendique steampunk et si les ordinateurs sont à vapeur, La Machine à différences n’est jamais très loin des thématiques cyberpunk. C’est la même grille de lecture que Sterling et Gibson transportent à l’époque victorienne. Le ciel est chargé et « Londres déçoit toujours quelque peu, en été ».
Écrit comme un polar en plusieurs tableaux, le roman suit trois personnages principaux : Sybil Gerard, fille de luddite et prostituée, Edward Mallory, paléontologue et radical convaincu, et Laurence Oliphant, journaliste et espion au service de sa majesté. Le devenir d’un jeu de cartes perforées pour la possession duquel certains sont prêts à tuer constitue l’élément central du roman et le lien entre ces trois personnages, dont les chemins se croiseront au gré des agitations politiques, des complots, des relents toxiques de la Tamise et des coups de feu.
Hélas, le scénario, touffu, manque de direction, et si la représentation du choc technologique est prenante dans ce siècle alternatif richement construit, le poids encyclopédique des références historiques et scientifiques fait que le roman atteint la masse critique sous laquelle il menace de s’écrouler. Et c’est bien ce qui arrive dans sa dernière partie, agencée sous la forme d’une collection de documents censés relier les éléments épars d’une histoire fragmentée, mais qui peine à convaincre, voire à être compréhensible. Les pièges de l’écriture à quatre mains sont là, se manifestant par un manque de cohérence scénaristique et dans la peinture des personnages dont les caractères varient confusément d’un tableau à l’autre. On retiendra donc La Machine à différences pour l’audace de sa proposition et la solidité de son univers, moins pour ses qualités romanesques.