Harlan ELLISON
FLAMMARION
350pp - 15,85 €
Critique parue en janvier 2025 dans Bifrost n° 117
Au tournant des années 2000, l’éditeur Jacques Chambon, lassé que l’un de ses auteurs favoris soit totalement passé, en France, sous les radars depuis plus de vingt ans — il faut dire que le bougre de favori en question n’écrit que des nouvelles ou presque, ce qui, au pays du naturalisme, n’est jamais un cadeau —, décide de faire œuvre de réhabilitation. En deux temps, sous la forme de deux recueils, qui paraîtront en 2001 (l’un en mai, celui qui nous occupe, l’autre, intitulé Dérapages, en septembre). Ellison a toujours exigé de composer lui-même ses recueils. Dérapages sera donc la traduction de son dernier volume en date, Slippage, qui réunit ses nouvelles les plus récentes du moment (écrites sur la décennie 1987-1997). Or, dans la mesure où en France, éditorialement, il ne s’est rien passé depuis 1980 (soit la parution de La Chanson du zombie, aux Humanoïdes Associés), Chambon estime à raison qu’avant de publier la nouveauté d’Ellison, il est urgent d’effectuer « une mise à jour » auprès du lectorat français. C’est tout l’objet du présent recueil, qui propose un panel de textes publiés outre-Atlantique entre 1964 et 1984, panel composé par Chambon et Ellison lui-même.
« Un écrivain cannibalise sa propre vie. […] Tout ce que nous avons à raconter se ramène à la perception que nous avons de nous-mêmes. » Aussi Harlan Ellison nous parle-t-il ici des affres de la création, de son boulot avec les gens de la télé et du cinéma, des femmes qu’il croise (et avec lesquelles, souvent, il couche), du temps qui passe, de la solitude, de l’incommunicabilité… Et, ce faisant, brosse un portrait de l’Amérique de l’époque sans concession aucune. À vrai dire, il fait bien plus que cela : il la chope par l’entrejambe, la colle au mur et lui fait avaler sa propre merde. Ellison est brutal, cru, grossier parfois, loin de toute notion de politiquement correct, tout en évoquant Stendhal (La Chartreuse de Parme), citant Camus (La Peste) ou Bachelard. Car Ellison, c’est tout cela à la fois : littéraire et cultivé, radical et ordurier. À l’image de toute l’œuvre de l’auteur, ce recueil brosse le portrait d’une Amérique en perdition. Certaines nouvelles ont vieilli. D’autres demeurent absolument redoutables (le texte éponyme qui fait l’ouverture, « Jeffty a cinq ans », bien sûr, ou encore la novella aux échos des plus autobiographiques « Toute ma vie est un mensonge »). Toutes ou presque ressortissent au fantastique. Toutes ou presque méritent le détour et nous apparaissent conformes à l’idée qu’on peut se faire de leur auteur : brillant, dérangeant, égotique et volontiers agaçant, mais génial, indubitablement. La Machine aux yeux bleus n’est peut-être pas le meilleur recueil d’Ellison. Mais il n’en est pas moins à l’image de ce dernier : sans pareil et incontournable. Quant à l’opération réhabilitation entreprise par Jacques Chambon en 2001, elle est restée, sans doute en partie du fait du décès de ce dernier, survenu en avril 2003, sans lendemain. Mais l’époque a-t-elle seulement envie de se faire secouer par une œuvre telle que celle d’Harlan Ellison, aussi nécessaire soit-elle ?