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Les critiques de Bifrost

La maison dans laquelle

La maison dans laquelle

Mariam PIETROSYAN
MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE
960pp - 24,50 €

Bifrost n° 83

Critique parue en juillet 2016 dans Bifrost n° 83

La Maison est un pensionnat où se retrouvent pour sept ans des garçons et des filles que l’on a envoyés là parce qu’à l’Extérieur, ils sont trop inadaptés, à cause d’un handicap lourd, physique ou psychologique, ou bien, plus tristement encore, parce que personne ne veut s’occuper d’eux. Ils en sortiront à leur majorité, qu’ils le veuillent ou non. Chassés du Dehors vers le Dedans, ils forment une communauté divisée en groupes qui se nomment pour certains d’entre eux Faisans, Rats, Oiseaux, Chiens… Chacun de ces groupes a son chef, son code vestimentaire, ses coutumes. Parmi ces gamins extraordinaires, quelques-uns se distinguent par leur charisme : le tout puissant Aveugle, maître de la maison et de ses passages secrets vers d’autres dimensions ; Sphinx, phénix et manchot ; Lord, à la beauté fatale ; l’angélique Macédonien, qui paie le lourd tribut du miracle ; Fumeur, le mécréant aux baskets rouges ; la brute Noiraud ; l’excentrique et flamboyant Chacal Tabaqui, prince du verbe, monté sur son destrier de fer ; sans oublier les Filles, et en tout premier lieu l’âpre Rousse et la discrète Sirène. On y trouve quelques adultes : un petit nombre d’enseignants médiocres, un directeur violent mais impuissant nommé Requin, et quelques surveillants parmi lesquels Ralf, qui saisit le mieux le fonctionnement des pensionnaires.

L’autre grand personnage, bien entendu, c’est la Maison, qui ne connaît guère de limites, pleine d’ailes, de greniers et de recoins. Elle laisse bruire une voix bavarde de ses murs recouverts de graffiti, poèmes et petites annonces en tout genre, autant d’inscriptions qui appellent l’élucidation prophétique. Et elle a ce terrible double, cette Forêt dans laquelle quelques pensionnaires, riches d’un don qui les effraie, peuvent « sauter », d’un degré de réalité à un autre, au risque de n’en jamais revenir.

Pendant près de mille pages, au sein de cette demeure, nous allons voir ces adolescents se créer un monde de légendes, parcourir des nuits sans fin à s’enivrer de contes, d’alcools forts et de cigarettes, découvrir la mort et l’amour, et enfin se préparer à la sortie, si tant est qu’elle est possible. L’univers de la Maison sera perçu à travers les lentilles colorées et légèrement déformantes de la personnalité de ses pensionnaires, ce qui contribuera grandement à donner au récit sa tonalité fantastique.

Tout est légende dans ce livre, et en premier lieu sa propre histoire : roman unique d’une parfaite inconnue, dont le manuscrit circule obscurément depuis quinze ans et qu’un hasard sauve d’un anonyme naufrage en le déposant dans la boîte d’un éditeur. Sa légende noire se rehausse avec brillant des éclats d’argent parsemés sur la très belle couverture sombre du volume, qui semble un morceau de mur détaché de la Maison.

Ce livre est bien plus qu’un nouveau récit, fantastique, de l’initiatique adolescence : on ne pourra plus lire sans lui tous les grands prédécesseurs qui hantent ses pages, comme Dickens, Carroll, Hammett, Bach, Golding, Borges, Andersen, Rilke, l’Ecclésiaste même, mêlés à Peak, Rowling, ou encore Bob Dylan et John Lennon… Par son ton, sa richesse, sa profondeur, La Maison dans laquelle rappelle que des lecteurs adultes, ça n’existe pas, et que nous sommes tous des adolescents, fragiles et blessés, doués du verbe qui métamorphose, et sauteurs perpétuels d’un univers à un autre. Franchissons au plus vite le seuil de cette Maison !

Arnaud LAIMÉ

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