[Critique commune à Le Chien de guerre, La Cité des étoiles d'automne et La Maison de Rosenstrasse.]
Capitaine de mercenaire terrible et cynique, on le surnomme Krieghund : « le chien de guerre ». En plein cœur des conflits du XVIIe siècle qui dévastent les principautés allemandes et une partie de l'Europe centrale, Ulrich von Bek est sans doute l'un des plus redoutables prédateurs que la Terre ait porté.
En 1631, peu après la prise violente de la ville de Magdebourg, le capitaine mercenaire s'aperçoit que les canons se sont plus illustrés que les hommes, même s'il a prêté son terrible concours aux violences qui ont émaillé cette énième bataille. Désabusé, sans doute lassé des massacres et des tueries, il décide soudain d'abandonner ses hommes à leur sort et s'enfonce seul dans les profondeurs des forêts de Thuringe.
Là, au beau milieu d'un nulle part étrangement silencieux, une véritable « enclave du globe encore vierge du peuplement de Dieu », il découvre un étonnant château qui semble être l'étrange centre de ce calme miraculeux. L'endroit paraît tout droit sorti d'un rêve : un château gracieux, muni d'ornements décoratifs en lieu et place des créneaux et autres mâchicoulis, au cellier empli de victuailles dans l'attente du retour d'occupants pour l'heure absents.
Ulrich von Bek y séjourne quelque temps, mais vient le jour où arrive une lente procession à l'allure monacale qu'il suppose à raison être celle du propriétaire de retour chez lui. L'ancien mercenaire tente de discuter avec les hommes d'armes qui encadrent une voiture dont on ne peut voir l'occupant. La négociation tourne court : les étranges gardiens aux yeux rouges tentant de forcer Ulrich von Bek à retourner dans le château avec eux, le « chien de guerre » se réveille et les contraint à un combat qu'ils ne songeaient visiblement pas avoir à mener. Alors qu'il prend le dessus, l'occupant de la voiture intervient : c'est une femme d'une très grande beauté, dame Sabrina. Elle lui propose à son tour l'hospitalité et, mû par plusieurs sentiments — curiosité pour l'étrange situation du château mais aussi étrange impression de reconnaître en cette femme une âme sœur — , l'ancien capitaine de tant d'armées diverses accepte l'invitation.
Ici commence l'étrange destin d'Ulrich von Bek. Jadis vaillant chevalier au service de la justice et du bon droit, prédisposé à l'étude des Saintes Écritures, le jeune noble est devenu une machine à tuer rodée à toutes les ruses du combat, prête à servir n'importe quel maître en mesure d'en payer le prix.
Là, dans l'étrange château de dame Sabrina, il rencontre enfin le maître de la belle, le véritable propriétaire du château silencieux, qui va lui faire une proposition qu'il ne peut pas refuser : Lucifer, l'ange déchu, jadis porteur de lumière, lui offre une chance de salut. L'ancien mercenaire aux actes sanglants, dont l'âme est irrémédiablement condamnée à l'Enfer — preuve en est qu'il a pu s'approcher du château — peut se sauver, sauver la belle Sabrina dont il s'est épris et, peut-être, sauver le monde. Pour cela il lui faudra reprendre une quête ancestrale, la quête du Graal, qui est le remède à « la douleur du monde », la panacée à tous les maux de l'humanité. S'il parvient à surmonter cette épreuve et à rapporter l'objet sacré à Lucifer, l'ange déchu espère que Dieu, miséricordieux, lui offrira à nouveau une place au Paradis — rendant du même coup l'Enfer obsolète…
Bien entendu, nul ne sait où se trouve exactement le Graal. Et qui plus est, certains habitants de l'Enfer ne sont pas prêts, loin s'en faut, à disparaître de sitôt : ils ont déjà renié Dieu, peu leur importe d'avoir aussi à combattre le Diable. Ils ne tarderont pas à mettre le plus de bâtons possibles dans les jambes du cheval d'Ulrich von Bek et de tous ceux qui tenteraient de lui porter assistance.
On n'attendait pas forcément un auteur comme Michael Moorcock sur le terrain bien balisé, et sans doute un peu éculé, de la quête du Graal. Le voici qui, mélangeant habilement sa propre mythologie du « Champion éternel1 » et l'une des plus anciennes traditions littéraires, parvient à créer quelque chose de neuf. Situées dans un contexte historique des plus sombres, dans une des périodes de notre histoire parmi les plus violentes, les aventures du « chien de guerre », ce mercenaire sans foi ni loi qui se trouve subitement investi d'une mission sans pareille, sont une véritable réussite.
Artifice fréquent chez l'auteur britannique, ce roman se présente comme un document authentique écrit de la main même du mercenaire, Ulrich von Bek, et retrouvé scellé dans le mur de la crypte d'un monastère. Le style est donc travaillé en conséquence, un peu ampoulé parfois mais sans jamais être trop lourdement pompeux, au contraire. Il s'agit d'un habile travail d'orfèvrerie littéraire — et sans doute de traduction — qui rend abordable un style proche de celui du XVIIe siècle et surtout, permet au lecteur une véritable immersion dans une époque aussi riche et foisonnante que violente et sanguinaire.
Comme souvent avec Michael Moorcock, l'univers est âpre, baroque et, selon certains critères moraux actuels, décadent. Tissant sa trame aux frontières ténues entre le Moyen Âge et les Temps modernes, le récit d'Ulrich von Bek allie les charmes d'un roman historique, dans une période peu fréquentée, à ceux des œuvres de pur imaginaire, arpentant les chemins difficiles des contrées fantastiques, telles les Marches du Milieu où l'ancien mercenaire porte finalement ses pas. Comme on peut toujours s'y attendre avec un auteur aussi imaginatif, la vérité historique n'est pas toujours au rendez-vous : elle est intimement liée aux créations de l'auteur, à un univers typiquement personnel d'une richesse flamboyante, le tout saupoudré d'allusions à d'autres œuvres de l'écrivain aussi bien que de références à des récits ou des personnages sortis d'autres plumes que de la sienne.
Bien entendu, le décor n'est pas tout. Participant avec force à la genèse d'une atmosphère si originale, les personnages que rencontre Von Bek — le brave soldat Sedenko ou le vil immortel Klosterheim2, par exemple — sont typiques de la « ménagerie moorcockienne » : protagonistes bien campés, souvent à la limite de l'archétype, parfois simples vecteurs d'une idéologie ou d'un concept. Pour certains d'entre eux, des idées aussi éculés et obsolètes que l'honneur ou la vertu peuvent avoir encore lieu d'être, même si la réalité de leur monde pousse à leur disparition. Les aspects métaphysiques de l'intrigue — après tout, c'est bien d'une quête mystique dont il s'agit — permettent aussi à l'auteur, en dehors du déploiement des rebondissements propre à tout roman d'aventure, de prêter sa voix à ses personnages pour discuter de sujets aussi graves et sérieux que le libre arbitre des décision humaine ou la prédestination divine.
Plus qu'un classique roman d'aventures, Le Chien de guerre et la douleur du monde est un roman d'ambiance, d'atmosphère. Mélangeant hardiment un des plus vénérables thèmes de la littérature imaginaire et la réalité d'un monde en pleine métamorphose, ce roman est une description du difficile passage d'une époque à une autre, comme en témoigne un chapitre final des plus ouverts.
Bien entendu, une histoire mettant en scène un personnage aussi imposant que l'ange déchu Lucifer ne peut se terminer avec le seul récit d'Ulrich von Bek. La devise familiale étant désormais devenue l'intrigante « faites œuvre du diable », on ne sera pas surpris de découvrir les aventures d'un des descendants de l'ancien mercenaire, le vaillant Manfred von Bek.
Comme son ancêtre, Manfred passe une partie de sa vie aux services de différents maîtres : capitaine dans l'armée de George Washington ou député de la Commune en France, on le retrouve toujours du côté des forces de progrès qui tiraillent l'Ancien Régime en cette fin de XVIIIe siècle. Victime de sa propre audace, le voici obligé de quitté Paris où la Terreur fait rage, poursuivi par un implacable ennemi, Montsorbier, un fidèle de Robespierre — en qui Manfred von Bek ne peut encore reconnaître l'ennemi héréditaire de sa dynastie, l'immortel Klosterheim. Parvenu en plein cœur de la Confédération helvétique, il fait la rencontre d'une femme dont il tombe tout de suite amoureux, comme jadis son ancêtre : Liboussa, qui se dit duchesse de Crète.
Ayant perdu la trace de cette belle jeune femme, dont il a découvert qu'elle est alchimiste, il part à sa recherche, traversant l'Europe en cette fin de siècle qui voit l'émergence des Lumières. Au cœur de l'Europe, voyageant de Prague à Vienne, il finit par rencontrer le destin de sa famille à Mirenbourg, en plein cœur de cette Marche du Milieu qu'avait déjà visité son aïeul Ulrich von Bek : la quête de la famille au service de Lucifer aurait-elle un rapport avec la surprenante conjonction astronomique qui va avoir lieu ou bien avec les secrets alchimiques les mieux gardés ? Manfred doit mener l'enquête dans cette ville aux confins du monde tangible, secouru par des alliés étonnants tel un élégant Écossais répondant au nom de Saint-Odhran et sa très moorcockienne montgolfière.
Tout comme le premier volet de la série, La Cité des étoiles d'automne se présente comme un document authentique, une sorte de journal tenu par Manfred lui-même. Le style, ici aussi, est par conséquent travaillé, peut-être plus que dans le précédent volume, ce qui ne va pas, parfois, sans une certaine lourdeur.
L'époque est là encore violente. Les idéaux révolutionnaires, tant américains que français, marquent la disparition d'une conception médiévale du pouvoir. Cependant, cette fin de siècle se caractérise aussi par la cohabitation de deux mondes différents : celui, magique et superstitieux — une part de la ville de Mirenbourg et des personnages comme l'alchimiste Liboussa ou le diabolique Klosterheim — sur lequel peut se construire une intrigue de quête du Graal ; et celui, rationnel et pragmatique — l'Écossais et sa montgolfière, par exemple — qui permet à Michael Moorcock d'introduire des thèmes plus modernes, presque contemporains.
Peut-être plus riche en rebondissements que le précédent volet, le second roman des aventures de la famille von Bek pâtit sans doute d'une inégalité de rythme. Si on prend un évident plaisir aux inventions d'un auteur toujours prêt à nous donner une nouvelle vision de son monde, Manfred von Bek cède pour sa part plus facilement à certaines digressions dont le récit de son aïeul était exempt.
Cette réserve dérisoire ne doit pas faire perdre de vue que cette courte série tient une place de choix dans la bibliographie du célèbre Britannique. Ces deux romans sont symptomatiques de l'œuvre de Moorcock : référentiels à l'égard de son propre univers — les von Bek s'intègrent dans la saga du « Champion éternel », les textes sont censés avoir été découverts par le prince Lobkowitz, etc. -, et d'autres œuvres ou de personnages réels. Ces romans se mêlent à l'immense « roman total » d'un auteur hors du commun.
Notes :
1. Dans la réédition entièrement revue par l'auteur des romans appartenant à la thématique du « Champion éternel », les deux livres des von Bek forment le premier volume.
2. On peut noter que, parmi les nombreux clins d'œil de l'auteur, Klosterheim est aussi le titre d'un roman gothique de Thomas de Quincey, dont l'action se situe comme par hasard dans la même période et la même sphère géographique : en 1633, en plein cœur de la Guerre de Trente Ans, dans les provinces de Bavière et de Souabe. Ce roman a été récemment réédité en 1997 par les éditions José Corti.