Shirley JACKSON
RIVAGES
272pp - 8,20 €
Critique parue en août 2020 dans Bifrost n° 99
Shirley Jackson aura eu pour titre de gloire d’avoir écrit le grand roman moderne d’horreur surnaturelle.
En général, me semble-t-il, l’horreur surnaturelle fonctionne mieux sur de courtes distances. Certes, on peut créer et soutenir une atmosphère d’horreur tout au long d’un roman, mais le caractère surnaturel fait peser une exigence supplémentaire sur l’incrédulité du lecteur moderne. La nouvelle ne laisse pas de place au débat ; en s’appuyant sur le style et sur l’atmosphère, elle noie le rationnel et oblige le lecteur (quand elle est réussie) à ingurgiter sa vision du monde dans un frisson, en une seule gorgée. Lorsque l’auteur parle de choses auxquelles (ostensiblement) nous ne croyons pas, vampires et fantômes par exemple, le lecteur accepte d’envisager une réalité différente et d’y croire le temps d’un roman. Cette suspension volontaire de son incrédulité lui permet d’apprécier le livre, mais, en même temps, elle amortit l’intensité de l’expérience : en un sens nous feignons de croire et, par conséquent, nous pouvons seulement feindre d’avoir peur.
Bien qu’elle ait écrit un roman qui traite de surnaturel dans le monde moderne et qu’elle se soit adressée à des lecteurs sophistiqués de « littérature générale » à la fin des années 1950, Shirley Jackson ne demandait aucun effort de crédulité particulier ; pas plus que n’en exigeait n’importe quel roman réaliste et psychologique de l’époque. Elle ne postulait aucun vampire, aucun fantôme, aucune hiérarchie d’esprits malins ; simplement, l’existence de quelque chose qui dépasse notre monde matériel et tangible, et la connaissance de phénomènes psychiques qu’on a pu signaler dans la réalité. Elle écrivait un roman réaliste de caractère – ou plutôt de la désintégration d’un caractère, à mesure que la protagoniste, Eleanor Vance, subit la tension intolérable de la situation. Pourtant, il ne s’agit pas d’un « simple » roman psychologique ; le fait qu’il se déroule dans une maison hantée est absolument crucial. On ne peut pas attribuer les éléments surnaturels à des hallucinations ou aux signes de folie d’un « narrateur subjectif » – La Maison hantée est raconté à la troisième personne, d’une voix froide, élégante et totalement équilibrée ; le décor est un de ces archétypes de mauvais lieux, une maison à laquelle, dès le tout premier paragraphe, sont attribués une personnalité et le statut d’adversaire.
L’idée du roman est venue à Jackson en lisant par hasard le compte rendu des expériences d’un groupe de chasseurs de fantômes au XIXe siècle : « Je l’ai trouvé tellement passionnant que j’ai absolument voulu créer ma propre maison hantée et y placer mes propres personnages, pour voir ce que je pouvais susciter.(1) » Je connais ce genre d’envie, pour m’y être essayée moi-même ; le point de départ de Jackson me semble autrement plus stimulant que celui qu’affectionnait Jane Austen : «trois ou quatre familles dans un village de campagne(2) », et plus dépendant encore du génie de l’auteur pour en tirer un résultat qui mérite d’être lu.
En lisant pour la première fois La Maison hantée lorsque j’étais adolescente, je l’ai trouvé réellement effrayant, à ne pas pouvoir éteindre les lumières, et je l’ai aussitôt classé dans mon panthéon du « vraiment terrifiant », aux côtés de certaines nouvelles de M.R. James, Walter de la Mare et L.P. Hartley. Comme ces écrivains, Jackson invoque moins la terreur par ce qu’elle dit que par ce qu’elle tait ; par suggestion, plutôt que par explication ; et, chose surprenante, par une absence notable de descriptions. À la différence des noms déjà cités, Jackson était un auteur contemporain. Sa prose ne comporte pas de fanfreluches victoriennes, d’ornementations fin de siècle. En relisant le livre il y a peu, j’ai été particulièrement et favorablement impressionnée par cette absence de descriptif ; je l’ai considérée comme un exemple de ce que Willa Cather appelait le « roman démeublé(3) ». Pour Cather, l’écrivain qui se veut artiste doit renoncer aux catalogues, aux explications, aux peintures minutieuses : s’il y a des « meubles », ils doivent être là pour leur pouvoir émotionnel et pour leur nécessité dans le déroulement de l’histoire. Les recommandations de Cather étaient à peu près contemporaines de la révolte de Hemingway, de Stein et d’autres modernistes contre les romans surchargés d’une précédente génération. Mon admiration accrue pour l’écriture de Jackson tient peut-être à un excédent de best-sellers modernes qui insistent pour décrire ad nauseam tous les détails de leur réalité, avant de permettre l’intrusion d’horreurs encore plus copieusement décrites. Il se trouve que je partage avec Henry James l’idée que l’imagination s’effraie davantage de terreurs invisibles que de tout ce que peut décrire un auteur. La Maison hantée de Shirley Jackson est le meilleur argument que je puisse trouver en faveur de cette théorie. Ce livre est une œuvre d’art. Et il reste une des histoires les plus terrifiantes que j’aie jamais lues.
Notes :
(1). « Experience and Fiction », conférence prononcée en 1958 et recueillie en volume dans Come Along With Me (1968).
(2). Lettre de Jane Austen à sa nièce le 9 septembre 1814.
(3). « The Novel Démeublé », essai de 1922 recueilli notamment dans On Writing (1949).