John BURNSIDE
MÉTAILIÉ
201pp - 8,50 €
Critique parue en janvier 2004 dans Bifrost n° 33
Les éditions Métailié réservent parfois de bonnes surprises pour les adeptes de la littérature « bizarre », décalée ou même franchement expérimentale. Après les très réussis Pizzeria Inferno de Serio et Le Faiseur d’histoire de Gray, on découvre le premier roman d’un jeune poète écossais (sous une couverture élégante et sobre), résolument orienté vers la description clinique de la folie et de l’horreur. De S-F, il n’est donc pas question, ni même de fantastique, mais La Maison muette est un roman suffisamment en marge pour se passer d’étiquette et entrer pleinement dans la « littérature de l’imaginaire ».
Par bien des aspects, le texte de Burnside rappelle Enfer clos de Claude Ecken (aux éditions du Bélial’). On y suit l’évolution et l’installation du délire comme inquiétante quotidienneté. Mais là où le roman d’Ecken se positionne à l’extérieur et reste principalement descriptif, Burnside raconte son histoire à la première personne, livrant ainsi une intimité des plus dérangeante avec son héros. Le procédé est utilisé avec brio par Robert Merle dans La Mort est mon métier, terrible roman racontant la vie du directeur du camp d’Auschwitz, où le lecteur horrifié se surprend à comprendre le point de vue du narrateur. On ne pouvait trouver plus belle dénonciation de la mécanique de l’horreur, de sa fausse fatalité, et de la somme de petites lâchetés individuelles qui la fabriquent. Burnside ne dénonce rien dans La Maison muette, mais son roman évite heureusement le piège de la gratuité et de la vacuité, grâce à son excellente tenue littéraire (la traduction est d’ailleurs impeccable), la mise en place progressive de la folie et l’observation clinique de la logique interne d’un malade mental. Dès lors, le trouble est total, gênant et presque malsain, dans la mesure où il est difficile de ne pas s’identifier au personnage principal. La Maison muette est donc une réussite, doublée d’un vrai plaisir de lecture, Burnside maîtrisant évidemment l’anglais avec une précision et une simplicité toute chirurgicale. Pas d’effets, pas de « truc » narratif visant à maintenir le suspense, aucun procédé classique, juste un esprit mis à nu et raconté sans jugement ni morale. Le récit est d’ailleurs amoral et non immoral, la morale n’étant jamais combattue ni dénigrée, mais tout simplement (et c’est le plus terrible) inexistante.
Installé dans une lecture sourde et dérangeante, on suit le parcours mental d’un homme apparemment normal, mais obsédé par une idée qui le poussera au pire : Quelle est la nature du langage ? Quel moyen de communication peut développer un être coupé de toute parole et élevé dans un environnement non-communiquant ? Le cas des enfants sauvages illustre le problème, mais les comptes-rendus semblent incomplets ou franchement farfelus. Le narrateur franchit alors la ligne en tentant lui-même l’expérience sur ses deux enfants, mis au monde dans le plus grand secret et enfermés dans une cave sans aucun contact avec la parole humaine. Avant d’en arriver là, le narrateur raconte son enfance, ses difficultés de communication avec son père, sa relation privilégiée avec sa mère, sa pratique de la dissection sur des animaux vivants (après avoir reçu comme cadeau un coffret de chirurgien), ainsi que ses relations sexuelles avec Karen et Lillian, deux femmes qui occupent une place centrale dans le roman. L’autobiographie est tout sauf classique, les souvenirs se mêlant au présent, tout en évitant le ridicule de l’explication (« il est méchant parce qu’il tue des animaux »). Aucune justification n’est donnée, aucune « raison » avancée, la chose allant d’elle-même et ne nécessitant pas de précision supplémentaire. L’univers mental du narrateur n’est donc pas jugé, mais décrit et vécu de l’intérieur. C’est au lecteur de se faire une opinion, seul face à cette lente montée vers l’abominable. La Maison muette implique donc un certain engagement et une réflexion saine sur la nature de la folie, de l’autorité paternelle, de la recherche scientifique et de la communication. Sombre, inquiétant, horrifique, malsain et révoltant, le roman n’est pourtant pas complaisant, d’où sa valeur indéniable, malgré parfois (et c’est son seul défaut) un certain manque de crédibilité dans les situations décrites.
Roman monstre, texte à part d’une grande originalité, La Maison muette ouvre le débat et suscitera sans doute beaucoup de réactions.