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Les critiques de Bifrost

La Malédiction du rogue

La Malédiction du rogue

Stephen R. DONALDSON
POCKET
672pp - 9,50 €

Bifrost n° 42

Critique parue en mai 2006 dans Bifrost n° 42

Que dire ? Quand on réédite un succès mondial de la fantasy, qui arrache même des compliments à Jacques Baudou dans Le Monde, en faire un commentaire supplémentaire n'est pas un exercice aisé. Dix millions d'exemplaires vendus, ça vous pose son œuvre, quand même. Et quand on lit que Donaldson est « comparable à Tolkien à son meilleur niveau » (Washington Post), on se dit qu'on doit bien se trouver devant un monument. On précisera tout de même qu'il s'agit là d'une nouvelle traduction : les trois premiers tomes de cette série (qui en compte neuf au total !) ayant été auparavant publiés sous le titre générique Les Chroniques de Thomas l'Incrédule à la fin des années 80 chez J'ai Lu, dans des traductions tronquées signées Iawa Tate. Bref, voici en somme rien moins qu'un événement éditorial majeur, la réédition d'un classique qu'on nous promet pour la première fois en France dans son intégralité et dans une traduction correcte, le tout soutenu par un « lancement » commercial en librairie des plus brutal de la part de l'éditeur (présentoirs en librairies, bouquin envoyé aux journalistes trois mois avant sa sortie, tee-shirts, affiches, pubs…). Du lourd, en somme, et pas qu'un peu.

Bon, voici rapidement de quoi il retourne. Thomas Covenant, écrivain à succès, a la mauvaise idée de contracter la lèpre. Rejeté de tous, il vit seul avec sa maladie. Un beau jour, alors qu'il sort en ville pour payer une facture par ses propres moyens, car il tient à rester « normal », il est renversé par une voiture et rencontre le Rogue, entité maléfique qui le charge d'un message pour le Conseil des Seigneurs de Pierjoie : leur défaite est inéluctable et le retour de Turpide le Rogue à la tête du Fief approche. Le Fief, c'est précisément là où Covenant se réveille après l'accident, en haut de la tour de l'Observatoire de Kevin. Découvert par Léna, une habitante de la région, il est ramené chez elle et commence son long périple vers Pierjoie, accompagné d'abord par Atiaran, puis par le géant Salin Suilécume. Aux yeux des habitants du Fief, il apparaît bientôt comme la réincarnation du fondateur du pays, Berek Demi-Main, d'une part parce que la lèpre lui a déjà fait perdre deux doigts, mais aussi du fait que son alliance, qu'il porte toujours comme un talisman, est en or blanc, métal introuvable mais vénéré dans le Fief. Son long périple est marqué par l'influence croissante du Mal sur la contrée, qui s'impose à lui par des sensations douloureuses, parfois, lorsqu'il pose le pied à certains endroits. Même la Nature, dont on perçoit l'élan vital dans le Fief, montre des signes d'altération. Arrivé à Pierjoie, Covenant repartira avec les Seigneurs en quête du Bâton de la Loi, sous le Mont Tonnerre, qu'il faudra arracher au Seigneur Sialon, un lémure fou que le Rogue manipule…

L'essentiel du récit s'articule autour de la réflexion de Covenant tant sur son état de lépreux, donc d'« impur », que sur la prétendue réalité du Fief — de ce dernier sujet d'interrogation dépend l'auto-analyse du héros sur l'état de sa santé mentale. Cette richesse de réflexion, qui nourrit un personnage ambigu, est sans conteste le principal point fort, sinon de la série, tout du moins de ce premier tome.

Mais voilà : on a beau se trouver en présence d'un cycle mythique pour tout amateur de fantasy, moi, je n'ai pas aimé du tout… Je vais donc me permettre quelques remarques. Premièrement : je ne sais pas si cela vient de la traduction (dont tout le monde s'accorde à dire pourtant qu'elle est bien meilleure que celle de Tate), mais le texte est lourd, laborieux, souvent tortueux, et au final assez pénible à lire. Secundo : le système de l'évanouissement temporaire comme explication à l'introduction dans un univers parallèle manque d'élégance car il impose tout de suite ledit univers comme onirique, donc fragilise sa crédibilité. Et Donaldson ne fait pas non plus grand-chose pour le rendre convaincant. On a droit à beaucoup de décors, et à des personnages qui font vraiment « conte de fée » (les sylvestres, par exemple, qui vivent dans un arbre géant…), mais le pays ne reste qu'un décor. Certes, il est question de son passé, toujours mythique, mais on a l'impression que l'auteur se fiche que l'on croie ou non à sa réalité, alors que c'est de cette interrogation même que naît une bonne part de l'épaisseur du héros. Bref, voir ce texte comparé à Tolkien, et le Fief à la Terre du Milieu… faudrait tout de même pas pousser Gandalf dans les orties.

En outre, Thomas Covenant est un anti-héros absolu, dont le comportement est plus que souvent incompréhensible. Ses tortures psychologiques, qui font la richesse du roman, donnent lieu à des attitudes frisant le ridicule. Au lieu d'être « profond » et riche d'évolutions, il est borné. C'est souvent exaspérant, car cela donne lieu à des répétitions permanentes des mêmes angoisses, et ce au détriment de la progression du récit. Ceci est intimement lié à la présence obsédante de la lèpre, qui n'a finalement pas un rôle clé dans l'évolution du texte — si ce n'est qu'elle conditionne l'attitude primaire du héros. Il semble que l'auteur se serve de son roman et de son personnage comme une catharsis à ses propres obsessions et angoisses. Pourquoi pas, mais en l'état ça ne suffit pas.

Certains points sont par ailleurs négligés : la stratégie du Rogue est si tortueuse que l'on n'y comprend rien, on ne sait pas comment Sialon se sert du Bâton de la Loi, ni le rôle que joue l'or blanc dans son fonctionnement, ni ce qu'est la fameuse « magie sauvage »… Bref, tout l'aspect fantasy est assez ignoré. La scène finale, enfin, confine au ridicule. Depuis 500 pages, on attend le combat, qui promet d'être titanesque, pour finalement se résumer à un simple vol de Bâton. Beaucoup de bruit pour rien, dirions-nous. Je passe sur le fait que le petit groupe de soixante personnes passe son temps à défaire des armées de milliers de démons, et que la dernière scène, l'arrivée de dragons de feu, est carrément incompréhensible…

Au final, ce premier tome apparaît plus intéressant pour un adepte de la psychologie (car celle de tous les personnages est éminemment complexe, et parfois très intéressante, dans leur regard sur la vie) que pour un amateur de fantasy. À vous donc de décider s'il « faut » avoir lu Les Chroniques de Thomas Covenant, pour ma part, après lecture de ce premier opus, je réserve mon jugement.

Sylvie BURIGANA

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