Contrairement à ce que pourrait laisser supposer son titre, et bien qu’il se déroule à l’intérieur de l’Aire Gaïane, cadre interstellaire d’une bonne partie des romans de Jack Vance, La Mémoire des étoiles n’est pas un space opera. De même, puisque j’en suis à faire un sort aux étiquettes, cet ouvrage ne peut pas non plus être qualifié de « néo-classique » ; l’ajout du préfixe me paraît en effet impliquer une notion de rupture suivie d’un retour aux sources. Or, La Mémoire des étoiles s’inscrit dans la parfaite continuité de l’œuvre de son auteur — et, donc, d’une certaine tradition de la S-F américaine, héritière de l’esprit qui régnait dans le Galaxy des années 50 sous l’égide de H. L. Gold.
Au cas où vous n’auriez pas compris, je veux dire par là que Jack Vance n’a jamais oublié ce qu’était le sense of wonder, et que s’il paraissait avoir un tantinet perdu la main avec le laborieux Throy, il semble avoir surmonté son handicap1 et nous revient plus en forme que jamais. A quatre-vingt ans. Parfaitement.
Au premier degré, La Mémoire des étoiles suit à la lettre le schéma d’intrigue intitulé par Norman Spinrad dans « The Emperor of everything »2 : un adolescent vivant au bord de la civilisation découvre qu’il a un rôle crucial à jouer dans la bataille qui se prépare entre le Bien et le Mal, en général grâce à sa naissance ou ses super-pouvoirs — voire les deux. Naturellement, une fois qu’il est sorti vainqueur du combat, la princesse lui tombe dans les bras. Quel(s) que soi(en)t l’(es) ouvrage(s) que vous avez reconnu(s), vous avez gagné. « Il est donc clair que nous nous penchons sur quelque chose de bien plus profond qu’une simple formule de fiction commerciale, un récit archétypal transculturel qui semble jaillir de l’inconscient collectif de l’espèce, de la source de toutes les histoires — et qui, en effet, comme l’ont affirmé certains, est même l’histoire archétypale, point. »3 Spinrad nuance un peu plus loin ce dernier point : non seulement le schéma de L’Héritier de l’univers n’est que l’une des structures de base envisageables, mais il s’agit en outre d’une version « dégénérée » de la quête mystique du Héros aux Mille Visages. Je renvoie à son article ceux qui désirent en savoir plus à ce sujet.
La manière dont Vance va progressivement détourner ce schéma indique à l’évidence qu’il l’utilise en toute connaissance de cause. Jaro n’est pas le fils de l’Empereur de l’Univers, mais celui d’un simple agent secret, et le Grand Méchant de l’histoire — superposable à Darth Vador comme au baron Harkonnen, entre autres — a agi mû par le seul intérêt. L’intrigue archétypale de L’Héritier de l’univers débouche ici sur la mesquinerie la plus vile. Pour Vance, il y aura toujours des êtres humains qui chercheront à voler, escroquer, spolier ou dépouiller leur prochain. L’ombre de Dickens pointe le bout de son nez, mais le tout se déroule sur un ton de comédie légère, que servent avec bonheur des dialogues percutants et pleins d’humour. Quant à la belle princesse, elle est le produit d’une culture reposant… disons sur une forme bien particulière de snobisme4 : Marie-Chantal dans le rôle de Leïa.
L’Héritier de l’univers fournit à Vance une structure solide — qui lui autorise toutes les digressions —, mais aussi une galerie de situations et de personnages fondamentaux qu’un auteur pour le moins chevronné comme lui n’a aucun mal à transposer ; le sourire qui flotte sur les lèvres du lecteur tout au long du livre est entretenu avec soin par une accumulation de savants décalages. Ainsi, au cadre cosmique s’oppose la petitesse morale de nombre de personnages secondaires.
L’apparition et la disparition du frère de Jaro dans les dernières pages du livre, loin d’un ultime rebondissement gratuit, constitue au contraire une concession directe au schéma de base ; il ne peut y avoir qu’un seul « héritier de l’univers », peut-être parce qu’il n’y a qu’une seule princesse à épouser. Tous ces détails — et bien d’autres que je n’ai pas la place de développer ici — montrent la lucidité avec laquelle le vieux maître manipule le récit à tous les niveaux, du plus profond au plus superficiel. Nous sommes ici en présence d’un écrivain au sommet de son art.
Avec La Mémoire des étoiles, Jack Vance prouve avec maestria que c’est dans les vieilles marmites que l’on fait les meilleures soupes.
Notes :
1. Frappé de cécité, Jack Vance est obligé de dicter ses textes.
2. In Science Fiction in the real world (Southern Illinois University Press). S'il faut un équivalent français, je suggère L'Héritier de l'Univers, par ailleurs traduction du sous-titre allemand de la série Perry Rhodan (Der Erbe des Universum) qui, est-il nécessaire de le signaler, repose également sur le schéma en question.
3. Ibid., p. 151.
4. Les Clam Muffins, qui sont situés tout en haut de la pyramide sociale de Gallingale, le doivent à leur comporture — qui prend en compte les bonnes manières, une certaine forme de charisme, mais aussi le désir de s'élever socialement. Vance décalque ici — en le détournant — le système indien des castes, où l'on peut être brahmane et pauvre.