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Les critiques de Bifrost

La Ménagerie de papier

La Ménagerie de papier

Ken LIU
LE BÉLIAL'
448pp - 23,00 €

Bifrost n° 79

Critique parue en juillet 2015 dans Bifrost n° 79

Ken Liu a fait irruption en 2011 dans le gotha de la SF mondiale avec la nouvelle éponyme de l’intriguant recueil que nous propose le Bélial’ sous la houlette de Ellen Herzfeld et Dominique Martel : « La Ménagerie de papier » a raflé rien moins que le Prix Hugo et le prix Nebula de la meilleure nouvelle de science-fiction, et le World Fantasy Award pour la meilleure nouvelle de fantasy.

Fantasy, science-fiction ? C’est peu dire que Ken Liu se plaît à brouiller les pistes dès qu’on tente de l’enfermer dans une étiquette, jusqu’à s’inventer ironiquement un genre nouveau, le silkpunk, pour qualifier le mélange artistique de ses deux cultures, chinoise et américaine, l’alliage d’humour, d’harmonie et de dureté de plusieurs de ses nouvelles. Pour autant, même lorsqu’il s’amuse à filer l’improbable métaphore de la voile solaire comme jeu de go géant (« Mono no aware », également prix Hugo), ses textes sont au cordeau, les boulons de sa littérature bien serrés, et c’est en traducteur de hard SF qu’on le retrouve, avec The Three-Body Problem de Cixin Liu, finaliste cette année des prix Nebula et Hugo du meilleur roman.

Après leur travail remarqué sur Greg Egan, les éditions du Bélial’ et Quarante-Deux nous offrent donc ici une nouvelle aventure littéraire ambitieuse, à la rencontre d’un auteur qui pourrait bien être en train d’ouvrir à la science-fiction des territoires nouveaux. Pour le lecteur, le point commun entre Liu et Egan est sans doute leur capacité à soulever des vertiges métaphysiques là où on ne les attend pas. Mais si, pour Egan, il s’agit d’un jeu intellectuel, de postures variant d’une histoire à l’autre, les dix-neuf histoires de La Ménagerie de papier déclinent autant de variations cohérentes d’un même regard très personnel sur le monde, quelque part entre Philip K. Dick, Albert Camus et une Sylvie Lainé qui aurait renié sa tendresse envers l’humain. « Nous passons nos vies à nous raconter des histoires sur nous-mêmes, explique Ken Liu en préface. C’est ainsi que nous rendons tolérable l’existence dans cet univers froid, insensible, hasardeux. »

Les personnages de Ken Liu sont presque tous intelligents, souvent compétents, et pourtant piégés dans l’absurde déterminisme de relations humaines impossibles, comme l’adolescent de « La Ménagerie de papier », trop américain pour savoir respecter les magies de sa mère chinoise presque illettrée ; comme la créatrice de « Les Algorithme de l’amour », qui voit s’estomper la différence entre ses sentiments et les ersatz qu’expriment les poupées qu’elle programme ; ou encore comme la jeune ethnologue de « La Forme de la pensée », qui doit renoncer à la communauté humaine pour se pénétrer d’une culture étrangère. Ses histoires d’amour finissent mal, en général. D’autres textes renouvellent la thématique de l’immortalité (« Trajectoire »« Les Vagues ») ou le rapport occidental aux religions, comme dans « L’Erreur d’un seul bit », qui joue brillamment de l’irréductible incompatibilité entre une authentique expérience mystique et son analyse rationnelle, ou de façon plus légère dans la conversation désinvolte entre une jeune chinoise et le dieu des Juifs dans « Le Golem au GMS ».

Alors, pourquoi ne pas aller se perdre dans les méandres de ce très beau recueil, ne pas se laisser porter en souplesse d’une arche générationnelle de pure SF aux mésaventures d’un buffle en origami dont les pattes de papier auraient trop pataugé dans la sauce de soja ? L’inventivité et la poésie de Ken Liu le méritent, le dépaysement est assuré et – qui sait ? – il pourrait bien remettre en cause au passage quelques-unes de nos trop confortables certitudes sur la science-fiction. Revigorant !

Éric PICHOLLE

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