On avait parfois reproché à Emily St. John Mandel, lors de la parution de Station Eleven, que son roman n’était pas vraiment de la science-fiction, mais plutôt de la SF telle que la conçoivent ceux qui n’en écrivent jamais, où l’argument conjectural ne sert que de prétexte ou de décor à une histoire qui ne s’y intéresse plus ensuite. Ce n’est pas le cas dans La Mer de la tranquillité ; ici, le thème du voyage dans le temps est central, que ce soit dans l’intrigue ou la construction en miroir du roman, empruntée à David Mitchell, où l’on se déplace de 1912 à 2401 – et retour arrière. On commence par suivre les traces d’un jeune Anglais envoyé au Canada car il a osé critiquer les vues colonialistes de son pays au sujet de l’Inde ; sur l’île de Vancouver, dans un moment d’égarement, il entend un air de violon et un autre bruit qu’il ne comprend pas, et finit par faire un black-out. Une même mésaventure survient en 2020, dans une partie qui emprunte certains de ses personnages à L’Hôtel de verre, précédent livre de l’autrice. Quant à Olive, elle fait en 2203 une tournée de promotion pour son dernier ouvrage, qui s’intéresse à l’émergence d’une pandémie, alors que, justement, une grave crise sanitaire est en train de s’étendre dans le monde. Ceux qui ont lu Station Eleven comprendront le jeu littéraire, à base très ouvertement autobiographique, à l’œuvre dans cette partie, qui fait en outre quelques clins d’œil au livre que le lecteur est en train de lire. On se gardera de trop en révéler, notamment sur les événements de 2401, pour préserver le plaisir du lecteur, mais on retrouve ici la patte de Mandel, qui, sans chercher à complexifier inutilement son récit, préfère l’ancrer dans le quotidien de ses protagonistes, tous un peu jetlagués par les courants du temps, qui répondent à l’éloignement physique prégnant par ailleurs. Et tant pis si certaines pistes de réflexion ne sont qu’esquissées, comme celles sur la nature réelle du monde, car d’autres s’ouvrent au lecteur, la notion de colonies / colonisation, le rapport de fascination qu’entretient le public actuel à propos du genre post-apocalyptique (et ce qu’il révèle de notre société), la difficulté pour certains à trouver leur place dans le monde, etc. Fin et subtil, La Mer de la tranquillité continue ainsi de creuser le même sillon que Station Eleven, et confirme qu’on tient en la personne d’Emily St. John Mandel une nouvelle voix, sensible, qu’on aura plaisir à retrouver.