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Les critiques de Bifrost

La Monture

La Monture

Carol EMSHWILLER
ARGYLL
224pp - 19,90 €

Bifrost n° 105

Critique parue en janvier 2022 dans Bifrost n° 105

Il aura fallu attendre que la dame, qui aurait eu cent ans cette année, soit décédée depuis deux ans pour qu’elle con­naisse enfin l’heur d’une publication française en volume – quand bien même elle a écrit plus de cent cinquante nouvelles et six romans, dont deux hors Imaginaire, entre 1954 et 2012. Une poignée de ses nouvelles furent néanmoins traduites, dont la dernière remonte à plus de 30 ans, dans Univers 1990. Autant dire que le nom de Carol Emsh­willer n’est évocateur que pour une poignée de fans à la connaissance encyclopédique, et qu’il y a quelque chose du miracle dans le fait qu’un éditeur publie La Monture.

Avant d’être un roman, La Monture est une fable, qui prendra place près de La Ferme des animaux de Orwell, La Planète des singes de Pierre Boulle ou « Comment servir l’homme » de Damon Knight. Emshwiller transpose, dans un contexte SF d’invasion extraterrestre qu’elle développe à l’envi, « Le Loup et le chien » de Jean de la Fontaine.

La Terre a donc été envahie par les Hoots, des ET qui ont les jambes atrophiées, en guimauve, ne peuvent même pas marcher et décident d’utiliser les humains comme monture. On peine à croire qu’une espèce astropérégrine doive en revenir à une traction animale. Si La Monture est bien une conjecture rationnelle, elle est fort peu plausible et exige une suspension d’incrédulité bien particulière. Chose qui n’a rien de dramatique, car le propos de la romancière n’est pas là.

Dans cet univers, les Hoots utilisent l’humanité comme celle-ci utilisaient naguère la gente chevaline. Les humains vivent dans des stalles, sont appariés comme pour « l’amélioration de la race chevaline » et servent à faire des courses de chevaux d’humains. Les Hoots en prennent grand soin, surtout des plus beaux spécimens, sans hésiter à user des éperons et de la cravache au besoin. S’ils en viennent à perdre de leur valeur, leur sort peut devenir moins « enviable », mais ils ne seront cependant ni tués ni mangés. Reste que les humains ne sont pas des chevaux – a-t-on jamais entendu parler d’une révolte de chevaux ? Certains s’enfuient pour aller vivre en sauvages dans les montagnes, où au confort perdu ils gagnent leur liberté.

Dans ce double roman d’apprentissage, Smiley/Charley va devoir comprendre le monde où il vit et apprendre à faire des choix – ses choix. Très beau jeune spécimen (un ado) – le livre pourrait être repris dans une collection pour la jeunesse – il a été attribué à un jeune prince hoots, Petit Maître, qui lui aussi devra faire son pro­pre apprentissage d’un monde changeant. Lors d’un raid d’humains sauvages, Charley et Petit Maître se retrouvent en compagnie de la horde menée par son père. Charley est un dompté, conditionné à la vie parmi les Hoots, et ce qui lui semble enviable et important ne l’est nullement pour les Sauvages, à commencer par son propre père…

Le roman de Carol Emshwiller, qui est de la génération des Vance, Farmer, Dick ou Herbert, est éminemment spéculatif. Il est conçu pour faire réfléchir et ne livre pas du prêt-à-penser disant au lecteur ce qu’il est bon et politiquement correct d’avoir comme idées – si tant est que cela soit de la pensée… Em­shwiller ne tranche pas entre Chiens et Loups ; Herbert nous dirait que le bon choix est celui de la survie et le meilleur, la survie de l’espèce. Emshwiller nous rappelle pour sa part que l’inconfort majeur de la liberté – mais qui lui confère tout son prix – n’est ni le froid ni la faim, aisément circonvenus, mais son corollaire inéluctable : la responsabilité. Devoir faire des choix, prendre des décisions, et des plus difficiles quand la masse préfère en attendre un qui se décide à décider… Un mauvais choix fait par soi-même est-il préférable à un bon fait par autrui ?

Jean-Pierre LION

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