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Les critiques de Bifrost

La Musique du sang

Olivier BÉRENVAL
MNÉMOS
336pp - 22,00 €

Critique parue en octobre 2024 dans Bifrost n° 116

Pour prendre toute la mesure de la spéculation qui nous est ici offerte par Greg Bear, il faut garder à l’esprit que ce roman fut écrit voici quarante ans. Aujourd’hui encore, le débat sur le transhumanisme n’est guère sur la place publique ; tout juste le sujet effleure-t-il quand Neuralink implante une interface neuronale directe. Quand Greg Bear publiait « Le Chant des Leucocytes » (In Univers 1985, J’ai Lu, 1985) qui remporta les prix Hugo et Nebula du temps où ces prix étaient encore gages de qualité, le concept de « singularité » était dans les limbes. La Musique du sang est à la biologie moléculaire ce que Neuromancien, le roman de W. Gibson, qui en est le pendant post-humaniste, est à l’informatique. Strictement contemporains, les deux furent publiés en français au mitan des années 80, dans la brève mais ô combien remarquable collection « Fictions » des éditions La Découverte.

Un chercheur, Vergil Ulam, se fait virer de Genetron, la start-up où il bossait, pour avoir mené clandestinement, et avec succès, des recherches illicites mais néanmoins poursuivies en vain par la division militaire de l’entreprise. Afin de préserver ses travaux, il s’injecte les cellules intelligentes qu’il a produites. Le résultat dépassera de loin ses espérances les plus folles, jusqu’à transcender la singularité biologique.

Contrairement à l’avis de l’éditeur, La Musique du sang n’est ni un thriller ni un roman catastrophe. Voir une catastrophe dans les événements relatés, c’est n’y strictement rien comprendre : se trouve-t-il quelqu’un pour considérer un roman mystique mettant en scène le Jugement Dernier et la résurrection des morts comme un roman catastrophe ? Or, c’est un peu ce que nous propose Greg Bear, dans un traitement purement matérialiste, sans mysticisme aucun. Les cellules de Vergil Ulam lui échappent et phagocytent toute l’Amérique du Nord (une limite qui sert à faciliter la narration). Tout le vivant nord-américain est métamorphosé en une gestalt de cellules conscientes dont la capacité de traitement d’informations dépasse les possibilités humaines de nombreux ordres de grandeur. Ce qui n’a rien à voir avec une maladie ; c’est une transcendance évolutive. Imaginez que toutes les cellules vivantes, végétaux et bactéries compris, acquièrent une capacité de traitement des données comparable, voire bien supérieure, à celle du cerveau humain ?

« Ce récit explore les dangers des nanobiotechnologies et préfigure les dérives des mégacorporations du numérique, démontrant de façon éclatante le rôle de la science-fiction comme lanceur d’alerte. » (Quatrième de couverture.) Comment écrire pareilles billevesées en ayant lu l’ouvrage ? Greg Bear n’explore pas d’imaginaires dangers dus aux biotechnologies, mais au contraire montre le formidable potentiel qu’elles peuvent et devraient susciter. Ce livre ne préfigure en rien des dérives de méga-corporations qui seraient une inéluctable fatalité, mais expose au contraire le seul espoir face à des gouvernements de plus en plus réactionnaires, opposé à tout changement et évolution systématiquement perçus comme nocif, au mépris de toute factualité historique, à seule fin d’assurer leur propre préservation. Dans le récit, ces derniers tentent même de nucléariser pour préserver le statu quo. Depuis ses origines, du Frankenstein de Mary Shelley en passant par L'Île du Dr Moreau de Wells, la SF s’est très souvent vue technophobe, se faisant le thuriféraire de Hans Jonas et de son principe de précaution qui revient à refuser tout soin par crainte d’une erreur médicale. La Musique du sang en est le parfait contre-exemple.

Même si non exempt de défaut (Greg Bear tire parfois à la ligne), ce roman nous rappelle combien le progrès et la civilisation ont fait du monde un endroit où ça vaut de plus en plus le coup de vivre, et que nous n’en sommes qu’au début, au grand dam des religieux de tout poil. Un roman radicalement optimiste, donc, quand bien même certains tentent de le faire passer pour l’inverse, qui est une véritable aubaine face aux tombereaux d’ouvrages mortifères dont l’époque nous accable.

 

 

Jean-Pierre LION

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