Neil GAIMAN
AU DIABLE VAUVERT
320pp - 20,00 €
Critique parue en octobre 2017 dans Bifrost n° 88
Si l’œuvre de Neil Gaiman puise largement dans les contes et légendes du monde entier, force est de reconnaître que le corpus des légendes scandinaves l’a particulièrement inspiré.
La Mythologie viking est la reprise, sur un mode ludique, d’anciennes histoires du Nord sur la création du monde et autres affaires douteuses. Pourquoi ces mythes en particulier et non, disons, ceux des Celtes ou des natifs Américains ? Gaiman, qui a été initié, enfant, aux récits vikings à travers les aventures du puissant Thor (imaginées par Jack Kirby), explique très bien en introduction combien il a été fasciné par leurs protagonistes délicieusement ambivalents, ni bon ni mauvais, porteurs d’une vision sombre de l’existence. Odin, génial, indéchiffrable et dangereux. Thor, aussi épais que son prodigieux marteau. Loki, le trickster, le fripon divin, une créature sardonique qui met le feu aux poudres partout où il paraît. Le borgne, la brute et le truand.
En suivant le fil de la destinée tissé par les Nornes, du temps des dieux et des géants au temps des hommes, Gaiman dépeint une succession de mythes qui forment, si on y regarde bien, un seul et unique récit : celui des commencements d’un monde et de sa destruction par la glace, le feu et les ténèbres. Inspiré des textes antiques, L’Edda en prose de Snori Sturluson et L’Edda poétique, dont il tente d’adopter le style (elliptique) et le rythme, son livre est un hommage à ce qui est la source de toute littérature : le désir – et le plaisir – de raconter.
Demeure toutefois la question de l’originalité d’un tel ouvrage, et de sa place dans une œuvre déjà riche en réécritures et déclinaisons mythologiques de toutes sortes. Ici, pas de détournements audacieux comme dans American Gods. Pas d’envolées oniriques comme dans Sandman. Pour comprendre l’intention de l’auteur, il faut revenir aux quelques pages d’introduction. Gaiman a abordé les mythes scandinaves comme un chanteur pourrait le faire quand il enregistre une reprise. La base de l’histoire est là, chantée par des scaldes puis copiée par des moines, mais c’est à l’écrivain que revient la façon d’arranger les détails. La source de toute littérature : le désir, et le plaisir, de transmettre et de réinventer.
Gaiman a donc introduit une dimension nouvelle dans le corpus d’origine, incluant émotions, sombres motivations, dialogues enlevés, truculence rabelaisienne. Il a donné du répondant aux déesses que la tradition a cantonnées aux seconds rôles. On y voit aussi, comme aujourd’hui, des sur-mâles archaïques et violents se livrer à des querelles d’égo, le culte du pouvoir pour lui-même, le triomphe des ténèbres sur la raison et, peut-être, l’avènement d’une nouvelle ère sur les ruines de la précédente. Un exemple d’une possible lecture politique ? Le conte du maître d’œuvre : les dieux vikings, inquiets que leur demeure d’Asgard puisse être vulnérable aux incursions étrangères, cherchent un moyen de rendre leurs frontières plus sûres. « Que proposes-tu ? », demande-t-on à Odin, le plus sage d’eux tous. « Un mur », répond Odin.
Ni conte ni roman, voilà un livre qui déconcerte. Les amateurs de Gaiman pourront le trouver trop impersonnel et trop sage. Les amateurs de fantasy épique pourront juger qu’il manque d’épaisseur, de passion, des ornements propres au genre. Les érudits, eux, ne pourront s’empêcher de retourner aux sources (les deux Eddas). N’importe. Ce n’est pas pour les érudits que Gaiman écrit, ou raconte. Et la meilleure preuve que son histoire marche, c’est qu’elle nous touche toujours : une source inépuisable de rêve, de pensée et de beauté.