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Les critiques de Bifrost

Critique parue en juillet 2013 dans Bifrost n° 71

Trois ans après son premier roman, Monstre [une enfance], Frédéric Jaccaud revient, cette fois en « Série noire », avec La Nuit. Après s’être penché sur la psyché d’un tueur en série, l’écrivain élargit son champ de vision pour étudier au plus près une société au bord de l’explosion : la nôtre.

L’action se déroule à Tromso, petite ville du nord de l’Europe, plongée neuf mois par an dans l’obscurité. On y suit le parcours parallèle d’une quinzaine de personnages ordinaires, solitaires le plus souvent, (mal) accompagnés parfois : un vétérinaire urgentiste alcoolique, une militante écolo, un hacker, une pute, une infirmière, une paire de flics, un couple de tueurs… Tous semblent être en bout de course, tous partagent un même mal-être et semblent stagner dans un présent perpétuel et inconfortable auquel pourtant ils se raccrochent, car ils savent que ce qui les attend demain ne peut qu’être pire que ce qu’ils connaissent déjà. Frédéric Jaccaud va longuement s’attarder sur eux, sur ces êtres figés, en repoussant le plus longtemps possible le démarrage de son intrigue, laquelle n’aura d’ailleurs d’autre but que de projeter tout ce petit monde vers le chaos final.

On pourrait qualifier La Nuit de roman pré-apocalyptique. Tous les éléments sont en place, ne manque plus que l’étincelle qui mettra le feu aux poudres. Chacun des personnages, à sa manière, sera cette étincelle : Karl, ce vétérinaire qui a cessé de vivre le jour où sa femme et son enfant sont morts, et qui va par un malheureux concours de circonstances focaliser l’attention de tous ; Lucie, idéaliste innocente liée à un groupe d’écoterroristes ; Erik, le tueur sadique ; Aleksy, dont les interventions sur le Net vont amplifier cette ambiance paranoïaque délétère qui ne cesse de croitre au fil des pages, une paranoïa qui se nourrit d’elle-même, jusqu’à supplanter la réalité.

A l’image de cette ville plongée dans la pénombre à toute heure de la journée, La Nuit est un roman d’une noirceur de chaque instant, dans lequel plus personne ne semble croire que le soleil réapparaitra un jour. Il y a une profonde lassitude et une résignation collective à voir le monde s’effondrer, s’achever, et à l’inverse une incapacité à imaginer autre chose, une autre voie possible. Frédéric Jaccaud réussit un remarquable travail d’équilibriste en donnant à voir l’humanité sous son jour le plus sordide sans jamais faire preuve de la moindre complaisance. Au contraire, à l’instar d’un Thierry Di Rollo, il nous fait partager l’intimité de ses personnages, aussi pitoyable soit-elle, avec une belle pudeur et une économie de moyens qui force le respect. Le résultat n’en est que plus tragique.

Philippe BOULIER

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