Sous une couverture de Jackie Paternoster d'un mauvais goût tel que le plus fauché des groupes de folk-metal breton n'en voudrait pas pour sa première démo, la collection S-F du Livre de Poche réédite aujourd'hui l'intégrale des aventures du père Carmody, composées par Philip José Farmer entre 1953 et 1961, soit un roman et quatre nouvelles (dont les traductions ont été révisées, mais sans doute pas assez…).
John Carmody, à l'origine, était une ordure : voleur et meurtrier, cruel et sans scrupules, c'était un authentique psychopathe inaccessible à la morale et au repentir. Après une longue série de méfaits, il se retrouva sur la planète de la Joie de Dante, au service de deux prêtres catholiques entendant démasquer le faux messie de la religion locale. Ceci, à l'occasion de la Nuit de la lumière, un étrange phénomène durant lequel tous ceux qui ne sont pas plongés dans le Sommeil voient leurs rêves et cauchemars se réaliser, ce qui, généralement, les condamne à la folie ou à la mort… Au terme de cette étonnante aventure (contée dans la première partie du roman La Nuit de la lumière, inventive et enlevée, quand bien même on pourra lui reprocher quelques tics d'écriture, et notamment un certain didactisme), Carmody connaît une révélation, et compte dès lors expier ses innombrables péchés. Mais, étrangement (et il y a déjà là un problème rendant le personnage somme toute peu crédible…), ce n'est pas à la religion kareenienne qu'il se convertit ; après une nouvelle expérience mystique sur Terre dont on ne saura rien si ce n'est qu'elle a eu lieu, il embrasse la foi catholique, et se fait moine de l'ordre de saint Jairus.
Dès lors, il sera amené à vivre de nombreuses aventures théologiques à travers la galaxie. Dans la deuxième partie du roman, ainsi, nous le retrouvons vingt-sept ans plus tard sur la Joie de Dante, partagé entre sa foi et la religion kareenienne, et confronté à un complot pouvant rappeler celui dans lequel il avait lui-même trempé jadis. Dommage, en dépit d'intéressants questionnements sur la justice et la bonté divines, ainsi que sur le prosélytisme et la rédemption, que tout ceci se résume assez vite à une sorte de thriller manichéen…
Suivent deux nouvelles composées postérieurement au roman, et nous présentant un John Carmody encore frère lai, au tout début de sa carrière ecclésiastique. « L'Œuf » est une nouvelle burlesque, parfois drôle, souvent lourdingue… Sa suite directe, « Prométhée », est bien plus intéressante : Carmody, sous un déguisement improbable, entreprend d'apprendre le langage et la technologie à une race d'oiseaux extraterrestres ; si le bond évolutif suscité par le prêtre n'est pas crédible pour un sou, il débouche néanmoins sur de passionnants débats, quand les oiseaux en viennent à lui demander où ils vont après leur mort, tandis que celui-ci, quasi divin à leurs yeux, n'ose pas déterminer s'ils ont une âme et s'il est en droit de leur enseigner la doctrine chrétienne… Si la nouvelle conserve les aspects humoristiques de la précédente, elle devient bien vite autrement plus profonde, et même émouvante.
Autre réussite, « Père », une novella cette fois antérieure à La Nuit de la lumière, dans laquelle le père Carmody, exilé sur un fascinant jardin d'Eden, en vient à rencontrer un être qui se prétend divin, et ne manque pas d'arguments pour cela. Point d'orgue : un virulent débat scolastique, et un questionnement plus général sur la perfection, le changement et la mort. Pas grand-chose à dire par contre pour ce qui est d'« Attitudes », la dernière nouvelle du recueil mais la première à avoir été écrite (Carmody n'y joue d'ailleurs qu'un rôle secondaire), tout d'abord variation prometteuse sur le pari pascalien, mais sombrant bien vite dans la facilité…
Farmer, bien connu pour avoir introduit l'érotisme en S-F, ne se montre pas ici si « transgressif » que le prétend la quatrième de couverture : s'il ne rechigne pas à l'humour, il esquisse néanmoins d'intéressantes questions éthiques et métaphysiques, et, s'il ne se montre bien sûr jamais bigot, il ne donne heureusement pas dans le bouffeur de curés pour autant. Cette pondération fait partie des atouts de ce recueil, qui se lit sans déplaisir mais peine néanmoins à convaincre totalement. En effet, outre une écriture purement fonctionnelle et parfois pénible, La Nuit de la lumière souffre d'un défaut de cohérence et de crédibilité. Le problème, ici, n'est pas la légère touche de fantasy venant teinter la science-fiction, et jouant des limites de la rationalisation à tout crin. Seulement, tout va très vite, et sans doute trop : les tours de passe-passe abondent dans le récit (« Prométhée » en est un exemple flagrant, même si cela lui confère à la rigueur un caractère de fable ; mais on pourrait citer, plus gênantes, les conclusions de la première partie de La Nuit de la lumière ainsi que de « Père », etc.), les thèmes les plus intéressants sont parfois sacrifiés aux rebondissements, tandis que les personnages n'offrent pas davantage de points d'appui, Carmody en tête, plus inconstant que multiforme : tour à tour tueur psychopathe et grave vieillard, frère lai naïf et moine rabelaisien, il manque en définitive de caractère et ses aventures de même, à l'exception de « Prométhée » et de « Père », où il s'avère attachant car véritablement complexe. Tout n'étant pas du niveau de ces deux nouvelles, le recueil se révèle finalement un brin décevant, accusant son ancienneté et, surtout, ne tenant pas ses promesses… Dommage. La Nuit de la lumière fait ainsi figure de parfait exemple d'une bonne idée desservie par un traitement trop léger.