Sabrina CALVO
J'AI LU
282pp - 6,00 €
Critique parue en janvier 2020 dans Bifrost n° 97
[Critique commune à Délius et La Nuit des labyrinthes]
Premier roman de Sabrina Calvo — et même première œuvre publiée de l’autrice, puisque ses textes courts viendront plus tard —, Délius, une chanson d’été, originellement paru en 1997, fit partie du renouveau de la fantasy française propulsée par les éditions Mnémos au milieu des années quatre-vingt-dix.
En cette fin de XIXe siècle, une série de meurtres secoue le monde. Fait curieux, les victimes, bien qu’atrocement mutilées, arborent toutes un sourire de ravissement béat ; l’enquête, plutôt que d’être confiée à Sherlock Holmes, échoue entre les mains de Bertrand Lacejambe. Serait-il policier ? Détective ? Ni l’un ni l’autre, puisqu’il exerce la noble profession de botaniste – même s’il possède également un talent de déduction certain, dont il œuvre dans son laboratoire pour tenter des expériences autour des fleurs qu’il adore. Si on lui confie l’enquête, c’est parce que les victimes du tueur ont pour point commun d’avoir leurs cadavres remplis de fleurs rares. Le meurtrier y trouve un surnom — le Fleuriste – et Lacejambe une mission, partagée avec son fidèle acolyte Fenby : découvrir l’identité et les mobiles du criminel.
Délius se révèle un enchantement de la première à la dernière page : au sens propre du terme pour commencer, puisque nous sommes ici en plein merveilleux. C’est aussi une fantasy « À la Calvo », c’est-à-dire totalement décalée : si on se situe bien en territoire féérique, les créatures qui le peuplent n’ont pas grand-chose à voir avec celles que l’on y croise habituellement. Même si Arthur Conan Doyle est convoqué, les fées de Calvo adoptent volontiers une forme végétale ou animale, et un simple cerf-volant peut lui aussi se révéler merveilleux… Délius démarre néanmoins comme un roman policier, pour permettre l’entrée en douceur du lecteur dans les délires de l’autrice. Plus le récit avance, plus il convient de faire fi de la raison ; il faut effectuer un petit pas de côté pour mieux envisager le monde sous un autre angle, où les choses se parent d’autres couleurs – tels les cheveux de Lacejambe, qui changent de teinte en fonction des émotions qui l’agitent. Cet univers nous devient ainsi progressivement familier, rythmé par les références artistiques – musique et poésie en tête –, choisies par Calvo : Frederick Delius, le compositeur britannique décédé près de Fontainebleau, la poétesse oubliée P.D. Finn, Conan Doyle donc (à ce propos, les allusions à Sherlock Holmes sont d’une drôlerie exquise) ou encore Kate Bush, dont l’une de ses chansons donne son titre au roman. Bien que fantaisiste, le tout acquiert ainsi une véritable cohérence — impressionnante, même, pour un premier roman. Délius ravit de fait son lectorat par sa subtilité, sa cohérence, on l’a dit, mais aussi par son style : fluide et poétique à la fois, la plume de Calvo fait la part belle à l’humour, qu’il s’agisse de situations abracadabranteques ou de dialogues cousus de fil blanc, notamment dans les échanges aigres-doux entre Lacejambe et Fenby. Avec Délius, la patte Calvo était née, et ce premier roman à la folie douce porte déjà en lui les germes de l’œuvre future – des bouts d’un univers extrêmement personnel, semblable à nul autre, aussi attachant que stimulant. Délius est un délice.
Sept ans et deux romans (Wonderful et Atomic Bomb) plus tard, Sabrina Calvo donne une suite à ce roman avec La Nuit des Labyrinthes, censément le deuxième tome d’une trilogie dont le dernier volet, Laocoon – hymne d’hiver, n’a jamais été publié.
Les nouvelles aventures de Lacejambe et Fenby commencent lors de la soirée du réveillon de Noël 1905, à Marseille. Le détective botaniste, désormais blasé et à la limite de l’aigri, retrouve néanmoins un regain d’intérêt quand on lui demande de remettre la main sur une plante ayant mystérieusement disparu de la ville, la marina massalia. Au cours de cette enquête, Lacejambe va croiser la route d’agressifs lampions vivants et assister à des déferlements de violence alors qu’on inaugure un nouveau pont dans la cité phocéenne et qu’une sombre menace pèse sur la ville. La tonalité se fait beaucoup plus sombre dans ce deuxième tome : les séquences éprouvantes se succèdent, avec peu de scènes enjouées pour respirer. L’autrice aborde ici des thématiques qui se prêtent moins à la fantaisie — l’ésotérisme et la franc-maçonnerie. Au-delà des thèmes et de leur traitement, même la personnalité des protagonistes a changé : désormais en froid avec Fenby, Lacejambe semble fatigué de la vie, ayant perdu le dynamisme qui le caractérisait. Les lecteurs qui ont apprécié la luminosité de Délius risquent fort d’être déstabilisés par ce changement de ton, d’autant que le style a également évolué. Ce que l’écriture a gagné en maîtrise, elle l’a un peu perdu en authenticité. Ce roman est également un vibrant hommage à la ville de Marseille, ville de naissance de Sabrina Calvo que l’on découvre ici sous bien des aspects, géographique, historique, voire mythologique… Si cela peut se révéler passionnant pour comprendre le fonctionnement de l’agglomération, de même que son rapport à ses habitants et à sa propre histoire, l’accumulation de références locales peut virer à l’indigeste aux yeux d’un lecteur peu familier des lieux. En fin de compte, La Nuit des labyrinthes souffre de la comparaison avec son prédécesseur, Délius, mais contient son lot d’idées et de scènes mémorables, voire inoubliables. Nul doute qu’il aurait été intéressant de voir où Sabrina Calvo comptait nous mener avec le troisième tome, Laocoon, opus dont on ne doute pas qu’il nous aurait, lui aussi, déstabilisé. À l’heure où Mnémos vient de rééditer Délius, et s’apprête à faire de même avec La Nuit des labyrinthes, il est permis d’espérer (1)…
(1). Renseignements pris auprès de l’intéressée, cet ultime opus est bien prévu pour 2021, apportant un point final à ce qu’il conviendra alors d’appeler « La Trilogie des fleurs ». [NdRC]