Romain LUCAZEAU
ALBIN MICHEL
17,90 €
Critique parue en octobre 2021 dans Bifrost n° 104
Entreprendre de définir La Nuit du faune pourrait tenir de la gageure, mais on peut donner une idée de ses aspirations en résumant la trame, au demeurant fort simple. Dans un futur très très lointain, le faune Polémas, rejeton d’une branche de l’évolution retournée à une vie superstitieuse et primitive, fraternise avec une étrange fillette nommée Astrée, aux pouvoirs quasi-divins. Le faune aspire à la connaissance ; Astrée voudrait retrouver des yeux d’enfant face à l’immensité de l’univers que son savoir a désenchanté, vidé de tout mystère et de toute beauté. Tous deux vont alors se lancer dans une traversée cosmique jusqu’aux confins de l’espace et du temps, où le faune verra peut-être sa conscience s’éveiller et Astrée connaître une dernière épiphanie.
Dans Latium, son premier roman (critique in Bifrost 86), l’auteur revisitait le space opera sous la forme d’un récit syncrétique, au croisement de l’uchronie, de la tragédie antique et de la philosophie de Leibniz. Tout comme Dan Simmons, l’un de ses principaux modèles, il aime à inscrire ses récits dans une filiation littéraire « classique ». La Nuit du faune renvoie à la tradition des voyages extraordinaires, au sens où, comme les ouvrages de Voltaire ou Cyrano cités par l’éditeur dans sa présentation, il se veut représentatif, tant dans la forme que dans le contenu, d’un certain esprit des Lumières, concentrant des réflexions de critique sociale, religieuse, morale, philosophique, et des éléments de réflexion sur le vivant, sans oublier – bien sûr – l’aspect scientifique. Lorsque l’on aura ajouté que le livre transpose dans l’espace, entre autres références littéraires, quelques motifs de La Divine Comédie ou d’un roman pastoral du XVIIe (L’Astrée, d’Honoré d’Urfé), que chacune de ces facettes, en apparence contraires, parviennent à s’entretisser en un récit unique, kaléidoscopique et compact de 250 pages, on aura à peine esquissé la silhouette du monstre enfanté par Romain Lucazeau.
Monstrueux, inhumain, le roman l’est aussi par la sidération qu’il provoque en levant le voile sur des régions insoupçonnées de l’univers, des technologies défiant l’entendement, des civilisations et des êtres radicalement autres (mention spéciale aux habitants des trous noirs). Rarement un roman de science-fiction de langue française n’aura offert de visions aussi puissantes, n’aura été aussi loin dans le vertige et le sense of wonder. Cette splendeur sidérale, presque terrifiante, a évidemment son revers. Elle ne surgit que par accident, en de brefs moments de grâce perdus dans une éternité de désolation. Carbone, silicium ou matière exotique, l’auteur ne cesse de nous marteler que le destin de toute forme de vie se résume à une lutte éternelle et désespérée pour la perpétuation et l’affranchissement. La grande affaire de l’univers est en définitive la guerre de tous contre tous décrite par Hobbes ; guerre contre la mort aussi, contre l’entropie.
Il est difficile de ne pas frissonner devant ce constat glaçant. Mais rien n’empêche de laisser la philosophie à sa place, de même que les leçons sur l’usage du savoir, sur la finitude, le libre-arbitre et les vertus de l’inaction, pour admirer plutôt le culot avec lequel l’auteur empoigne les grandes matrices de la culture, acceptée dans ses incarnations classiques et populaires. Sous son agrégat, le livre redessine une forme postmoderne et très hybride de la SF et de la mythologie. Tout comme L’Astrée se voulait une synthèse des mythes fondateurs européens, La Nuit du faune organise la synthèse des mythes fondateurs de la SF. Malgré ses méandres et mélanges inédits, il voudrait organiser le chaos de la création sur une même ligne harmonique, dérouler l’étoffe sans couture d’un échiquier intemporel, donner un sens grandiose à la vie.
C’est toute la gloire un peu mégalo et adolescente du roman. Il ne mégote pas, il ose. Et parce qu’il ose, on lui pardonne ce qu’il réussit moins bien. Les bégaiements de sa structure narrative, loin des tissages savants de ses modèles anglo-saxons, et d’où l’émotion a parfois du mal à émerger. Des personnages qui peinent à dépasser leur fonction pour exister par eux-mêmes, souvent réduits à être simples spectateurs du drame qui se joue autour d’eux. On peut lui reprocher enfin de flirter avec un certain pompiérisme ; mais on peut de même lui trouver un vrai aplomb lyrique, ce formalisme visionnaire et profus déjà à l’œuvre dans Latium.
La lumière des galaxies et l’abîme du ciel enténébré baignent les plus belles pages du roman. C’est en définitive ce que l’on souhaite en retenir : sa démesure, son insolente et pourtant exaltante ambition cosmique.