Octavia E. BUTLER
AU DIABLE VAUVERT
392pp - 17,50 €
Critique parue en février 2002 dans Bifrost n° 25
[Critique commune à La Parabole du semeur et La Parabole des Talents.]
Lauren Olamina se serait satisfaite d'une existence paisible, faite de livres et de jardinage. Peut-être alors aurait-elle pu suivre la voie tracée par son père, professeur d'université et prêtre baptiste. Mais le monde où elle vit ne le permet pas. Nous sommes en 2024, et le réchauffement global a transformé la Californie du Sud en désert encore urbanisé, mais ravagé par une criminalité totalement incontrôlable qui n'épargne que des îlots de normalité. Les Olamina vivent dans un de ces îlots, un petit quartier à l'abri de murs hâtivement édifiés et des armes à feu que chacun apprend à manier dès son plus jeune âge. Mais toute expédition à l'extérieur est source de danger, et on ne peut pas résister indéfiniment aux multitudes qui peuplent la rue et aux drogués dont le produit de prédilection pousse à une pyromanie cataclysmique.
Lauren sait qu'elle sera un jour jetée sur les routes avec le flot des réfugiés qui essaient, au péril de leur vie, de trouver un sort meilleur plus au Nord. Elle se prépare, à la fois en apprenant les méthodes de survie et en inventant (en découvrant, insistera-t-elle) une religion nouvelle. Ou une philosophie nouvelle, puisque Dieu n'y est plus personnalisé : Dieu est le Changement, tout simplement, et le devoir de chacun est d'accepter cette réalité et d'apprendre à façonner le changement autour de lui.
Butler joue ici la partition d'une anti-Orson Scott Card. Comme dans la série de Basilica, une famille autrefois riche est forcée à l'exil et doit s'en remettre à un de ses enfants pour servir de guide au nom d'une religion nouvelle. Mais la cellule familiale de Lauren explose à l'occasion de l'exode, et Butler a sur la religion et l'autorité des vues bien différentes de celles de Card. Le père lui-même de Lauren, en dépit de ses multiples qualités humaines, incarne l'échec des théories paternalistes sur la famille et la religion : c'est la violence dont il fait preuve pour tenter de remettre son fils Keith dans le droit chemin qui précipite la chute (morale, et physique) de ce dernier. Et quand Lauren prend la route, elle recompose des familles avant de composer la sienne, en accueillant tous les cas de figure : couples avec des enfants biologiques ou adoptés, lesbiennes, mixité raciale, différences d'âge… la volonté de survivre ensemble, de refuser la violence ambiante, prime sur tous les préjugés.
À la fin de La Parabole du Semeur, Lauren a réussi à stabiliser une petite communauté. La Parabole des Talents présente une structure dramatique parallèle à celle du premier volume : un début relativement calme, traversé de péripéties ; une catastrophe-pivot, la destruction du cadre de vie — à l'exil du premier volume répond l'asservissement sur place et un difficile retour à la vie, conclu ici par une mise en abîme avec une avance rapide de quelques décennies montrant Lauren à la fin de sa vie, et le devenir de la religion qu'elle a fondé. Mais ce sont les pages centrales, les plus terribles, qui sont les plus marquantes. L'esclavage figurait déjà dans La Parabole du Semeur : menace périphérique sur l'adolescence de Lauren sous les formes encore lointaines de la prostitution ou du sort des employés enchaînés à leur employeur par une dette sans cesse croissante. Là, il touche Lauren et les siens de plein fouet, avec tortures, négation de la personnalité, dispersion des familles… Butler avait déjà mis en scène l'esclavage dans son contexte historique (Liens de Sang), mais ici elle le fait renaître dans un XXIe siècle terriblement proche.
Car ce roman se distingue en décrivant un effondrement de la société qui n'est pas tant un contraste avec le système contemporain qu'une extrapolation de ses côtés les plus désastreux. L'État fédéral américain ne disparaît jamais ; il abandonne simplement de vastes portions de son territoire et de sa population aux mains d'une délinquance incontrôlée, de milices ou de compagnies sans scrupules. Et quand il reprend du poil de la bête, c'est pour adopter un style fasciste bigot et persécuter à nouveau les citoyens — et principalement les plus basanés, cela va de soi.
Butler s'engage ici franchement sur des thèmes qui lui tiennent à cœur (féminisme, discrimination raciale). Avec d'autant plus de force que la narratrice et protagoniste est par certains aspects proche de son auteur. Elle ressent l'envie irrésistible d'écrire ; elle est grande et d'aspect plutôt masculin, et n'a aucune envie de se cantonner au rôle de petite fille soumise. Si le chemin de Lauren la conduit à la reconnaissance pour la postérité, il passe par tant de souffrances qu'elle aurait peut-être préféré mener une vie ordinaire…
Autant La Parabole des Talents que La Parabole du Semeur sont des livres passionnants, écrits dans un style sans ostentation qui ne laisse pourtant jamais le lecteur en répit, nourris par un humanisme sans faille et un sens dramatique aigu.