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Les critiques de Bifrost

La Pêche au petit brochet

La Pêche au petit brochet

Juhani KARILA
LA PEUPLADE
22,00 €

Bifrost n° 105

Critique parue en janvier 2022 dans Bifrost n° 105

Une récente étude du World Happiness Report (oui, pareille institution existe…) révélait que la Finlande serait le pays le plus heureux du monde. Voilà qui suscitera, peut-être, des vocations d’émigration chez celles et ceux qui sont en quête d’un havre de bonheur en ce monde devenu généralement anxiogène, voire proprement désespérant. Mais avant que d’aller se réfugier en Finlande, on leur conseillera la lecture de cette formidable Pêche au petit brochet. Hormis un considérable plaisir de lecture, ce premier roman du finnois Juhani Karila leur permettra de sélectionner au mieux leur future région d’adoption…

Si l’on en croit en effet l’auteur, il est certains coins, ou plutôt recoins, de la Finlande, où le bonheur semble en rester à jamais au stade de la promesse. Il en va ainsi de « l’inepte Laponie orientale. […] Un ramassis herbeux de mottes indéterminées, comme si Dieu, après avoir réparti ailleurs ses pelouses, ses landes et ses forêts tropicales, avait plaqué le restant sur la calotte polaire. » Dans les rares bourgs comme égarés au sein de cette « alliance de […] vastitude et de […] vacuité », il n’y a décidément pas grand-chose à faire. Comme à Vuopio, principal lieu du livre, où les « distractions » les plus courantes sont l’espionnage du voisinage avec médisance en sus ou bien encore le harcèlement scolaire et les violences domestiques. Pour les plus pacifiques des habitants et habitantes de Vuopio, reste la pêche dans l’un des étangs sourdant de l’humide contrée. Parmi ces aficionados locaux des loisirs halieutiques, l’on compte Elina, l’héroïne du roman. À l’orée de celui-ci, cette native de Vuopio regagne son village, après en être partie pour étudier dans le Sud de la Finlande. Puis la voici bientôt partie pêcher (sans doute l’aura-t-on deviné) le petit brochet…

Mais loin d’être banale, et encore moins synonyme de détente, la partie de pêche s’avère bien vite aussi singulière que périlleuse. Et ce, pas uniquement parce que les moustiques pullulent à la faveur d’un été extraordinairement caniculaire, rappelant que la Laponie n’est pas épargnée par la catastrophe climatique en cours. En sus des myriades de ces envahissants et piquants insectes, Elina doit composer lors de sa pêche avec la faune pandémoniaque de Vuopio. Car sous le cercle polaire, « le vide horrifiant […] sécrète des monstres parcourant les tourbières ». Parmi ceux-ci, l’on compte « des kukkuluuraaja, farfadets narquois, des sinipiika, servantes des sous-bois » et autres teignons, grabuges et ondins. Tous témoignent à leur maligne manière de la survivance dans cette marge ultime de l’écoumène d’un surnaturel, dont participent aussi quelques-uns de ses hôtes humains. Elina possède ainsi certains talents sorciers, hérités de sa magicienne de mère. Et ces pouvoirs nécromants s’avèreront aussi utiles qu’une canne à pêche dans cette Pêche au petit brochet où la proie n’est pas celle que l’on pense, et de laquelle dépend pour Lena bien plus que le menu du jour…

Mais on arrêtera là de divulgâcher la trame de ce splendide roman, dont l’une des nombreuses et grandes qualités est un art narratif certain de la surprise. S’inscrivant dans la droite ligne de la Finnish Weird, ce surgeon subpolaire de l’Imaginaire, La Pêche au petit brochet cultive avec bonheur le réalisme fantastique teinté d’ironie. À l’instar notamment des œuvres les plus réussies de Johanna Sinisalo, Juhani Karila marie ainsi le prosaïque et l’extraordinaire de la plus convaincante des manières. Donnant souvent lieu à d’inédites et fascinantes visions, cette relecture du réel à l’aune de l’ange du bizarre n’empêche pas le surgissement de l’émotion. Car La pêche au petit brochet est aussi un roman d’amour aussi beau que touchant.

P.S. : On signalera, toujours chez La Peuplade, la parution de trois titres de la finlandaise Tove Jansson, la créatrice des Moumines. Si ces livres ne relèvent pas de l’Imaginaire, ils prolongent bellement l’univers de la mère des fameux trolls…

Pierre CHARREL

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