Le lieutenant d’artillerie W.H. Hodgson est de garde dans un poste avancé lorsqu’il reçoit la visite d’un officier supérieur qui lui enjoint de le suivre sans délai pour une mission aussi capitale que secrète. Dans un cottage discret d’Irlande, il apprendra la nature de la tâche qu’on veut lui confier : utiliser une drogue expérimentale pour voyager en esprit (au sens spirite du terme) vers le futur afin d’en ramener des informations susceptibles de permettre à la Grande-Bretagne de conserver sa place prééminente après guerre et d’éviter un holocauste à venir sur lequel on ne donne pas de détail. Si Hodgson, l’un des maîtres du fantastique horrifique de l’époque, a été choisi, c’est précisément pour ses capacités d’imagination ; on suppose que certains rêveurs induisent en eux-mêmes le type de déplacement que la drogue propose d’amplifier à des niveaux inégalés. Commence alors pour lui un voyage en direction de la fin des temps, qui se révèle bien plus complexe que prévu et gros d’enjeux proprement époustouflants. Car, au fil de l’aventure, c’est au devenir de l’humanité qu’est confronté Hodgson, et à celui de l’univers même.
La Porte de l’éternité entraîne son lecteur dans un voyage extraordinaire au sens vernien du terme. Pastiche de merveilleux scientifique, il se déploie en une succession de récits à la première personne enchâssés, certains quasi épistolaires. On y croise le comte Lugard (vampire ou pas) et le professeur Copplestone de L’Extase des vampires, mais aussi Oscar Wilde, Camille Flammarion, Alfred Jarry, H.G. Wells et Nikola Tesla, entre autres, ainsi qu’un grand détective qu’il est inutile de nommer. Chacun des protagonistes du récit détient une part de vérité, une part dont, hélas, il ne peut déterminer le degré de véracité. Qui plus est, aucun n’est sûr du rôle qu’il a à jouer dans l’avènement ou l’empêchement d’un futur à venir qui n’est guère favorable à l’humanité. L’avenir est-il déterminé ou contingent ? Peut-on changer l’Histoire et le faut-il ? Agir en utilisant les connaissances ramenées de l’avenir, est-ce détourner le temps de son cours ou, au contraire, faire advenir l’avenir aperçu ? Que croire ? À qui faire confiance ? Que faire ? Autant de questions qu’essaient de démêler les héros du roman, à grand renfort de réflexions et de conversations érudites.
Disons-le tout net, le projet de Stableford est couronné de succès. Il raconte une histoire de temps long à côté de laquelle celle de Wells semble bien modeste — allant jusqu’à envisager mort thermique de l’univers et Big Crunch. Il utilise fort habilement les connaissances techniques et scientifiques de notre temps pour en faire des savoirs ramenés du futur. Il reprend des interrogations contemporaines sur le devenir des civilisations, jusqu’à l’ère des machines autoréplicantes destinées à conquérir l’univers entier au fil des éons. Il illustre le concept de « Dark Forest » popularisé par Liu Cixin. Envoyant ses héros dans un « Abîme du temps » futur et non passé, dans un monde post-humain dont la vacuité d’hommes rappelle un peu l’ambiance du Illium de Simmons, il truffe par ailleurs son texte de références si discrètes qu’elles ne gêneront jamais le lecteur qui ne les reconnaît pas mais raviront celui qui les capture. Surtout, il donne vie à un Holmes aussi rationnel et frénétique que le vrai, à un Jarry aussi bizarre, à un Flammarion aussi spirite, sans oublier de ramener l’injustement oublié Hodgson en pleine lumière. Et que dire de Wilde ? Wilde est une pure réussite. C’est Wilde lui-même qui nous parle dans ce roman dont la forme conversationnelle rappelle furieusement Le Portrait de Dorian Gray. Un Wilde aussi fin, égocentrique, excessif, brillant, parfois vain, et hélas anéanti que le vrai. Un Wilde mourant qui se décrit lui-même, moment émouvant, comme son propre portrait corrompu alors que vit pour l’éternité l’artiste qu’il a inventé pour lui servir de masque ; l’homme mourra, restera l’artiste. Un twist final ne gâche rien, d’autant qu’il laisse de fait l’avenir ouvert à l’imagination du lecteur.
La Porte de l’éternité est un roman de Brian Stableford dont la couverture comme le titre VO sont au mieux peu excitants, au pire répulsifs ou trompeurs. En effet, ce n’est pas d’enquête au sens holmesien qu’il s’agit ici, pas plus que de vampires rodant dans les Carpathes ou les ruelles sordides de Whitechapel. Et pourtant, tu dois lire ce livre, lecteur. Tu le dois pour l’amour de toi car c’est l’un des romans les plus prodigieux qu’il te sera donné d’ouvrir cette année.