Thierry DI ROLLO
LE BÉLIAL'
224pp - 13,00 €
Critique parue en janvier 2004 dans Bifrost n° 33
La Profondeur des tombes ? Attention à la chute !
Dans un futur proche où le pétrole et ses dérivés ne sont plus qu'un souvenir, l'Europe s'enfonce peu à peu dans les ténèbres des mines de charbon exploitées en dépit du bon sens. Dans ce décor où la « nuit claire » a remplacé le jour et où le froid règne sans maître sur la « nuit noire », Forrest Pennbaker est porion. Il travaille à la mine de CorneyGround et, quand il ne travaille pas, il s'occupe de sa fille CloseLip, une réplicante qui tombe littéralement en pièces détachées. Son existence pourrait continuer de la sorte jusqu'à son ultime soupir, mais justement, un terrible secret est lié au susdit soupir. Alors qu'il était adolescent, Forrest a vu la Mort enlever un des pêcheurs du lac au bord duquel il a grandi. Cette Mort possédait un corps hideux, mais surtout la voix et les yeux de sa mère, emportée quelques années auparavant par le cancer ; cette incarnation de la Faucheuse lui a alors parlé de « la profondeur des tombes ».
Pour retrouver la trace de son amour d'enfance, Debbie, mais aussi pour comprendre de quel fil sera tissée l'étoffe de son avenir, Forrest va quitter CorneyGround avec sa fille rangée dans une valise. Ensemble, ils vont se rendre dans l'U-Zone, une zone de non-droit où réside Bartolbi, l'éleveur de hyènes, un homme qui peut probablement l'aider.
Un sous-fifre broyé par un système socio-économique qu'il va bientôt fuir à défaut de pouvoir le détruire, un futur d'une noirceur à faire passer Brazil pour une comédie de Capra, une ménagerie insensée (hippo cloné, âne capable de boire de l'eau pourrie, buffle colérique — vingt-neuf morts au compteur —, hyènes, singes cherchant un nouveau roi), une arme de poing appelée Royster, de la violence sèche comme un désert, du sexe qui sent la misère pour ne pas dire la merde. Il n'y a pas de doute possible : nous sommes chez Thierry Di Rollo, auteur de quatre romans plus noirs et désespérés les uns que les autres. Désespérés, certes, mais humains et surtout d'une étonnante profondeur.
Di Rollo a commencé sa carrière avec quelques nouvelles remarquées avant de passer au roman : Number Nine et Archeur chez Encrage, deux œuvres franchement intéressantes, inabouties à n'en point douter mais dans lesquelles germaient déjà le soufre et l'acide du diptyque La Lumière des morts/La Profondeur des tombes. Diptyque ? Oui, car il semble évident que ces deux romans sont liés, au moins au niveau des thèmes qu'ils brassent, mais aussi sur le plan du style : narration nerveuse entrecoupée de flash-backs en fondus enchaînés, construction en deux parties (« résignation » et « rébellion »). Au début de sa carrière, Di Rollo écrivait sous influence ; il y avait du Pierre Pelot et du Philip K. Dick dans ses romans. Cette époque est révolue, mais, revers de la médaille, pour ceux qui ont lu ses précédents romans, La Profondeur des tombes sonne parfois comme une autocaricature ; un peu comme quand de Palma nous fait pour la huitième fois le coup de la fusillade au ralenti toute en synchronicités. Mais au final, ce côté « Di Rollo au carré » est sans doute le seul reproche que l'on puisse faire à ce quatrième roman, car pour ce qui est du manque de crédibilité totale du monde futur décrit, il est clair que c'est voulu ou, du moins, que ce n'est pas le propos (La Profondeur des tombes est une allégorie dont certains accents rappellent les chefs-d'œuvre écolo-cyniques de Ballard, Le Vent de nulle part, La Forêt de cristal). Quant aux qualités du livre — court et percutant, tout le contraire de la nouvelle science-fiction américaine — elles sont légion : écriture au scalpel, dialogues parfaits, rythme soutenu, bonne balance entre le suspense et l'action, descriptions courtes et allant à l'essentiel. Et puis il y a toutes ces trouvailles : la cérémonie de l'ondoiement, les bras de CloseLip qui se déboîtent sans cesse, la République des Singes…
Di Rollo est arrivé à sa pleine et entière maturité littéraire. Ne reste donc plus qu'à attendre son chef-d'œuvre : un roman ne mettant pas en scène un homme broyé par un système et sur le point de tracer SA route ; un livre où il n'y aurait pas de buffles, autruches, rhinocéros, lions dégénérés et autres chiens biomodifiés, généticotripatouillés. Histoire de patienter, allongez-vous gaiement dans cette profondeur des tombes, vous n'y trouverez aucun repos. Et si vous n'avez jamais lu de roman de Di Rollo, préparez-vous à un choc : il est des trous où la terre tremble plus qu'ailleurs.